D'YEU QUE LE GUIDE EST BON S'IL EST FERU D'HISTOIRE (S) ! (1)
L’église Saint-Sauveur était en réfection. Ca nous aurait peut-être fait du bien d’y entrer, de prendre en quelque sorte le chemin de la messe, mais à deux heures de l’après-midi, avec tous ces kilomètres dans les jambes, on cherchait plutôt un bistrot. Hélas, le seul qui existât dans ce village était fermé.
Les deux voyageuses que je cornaquais s’assirent sur un banc et sortirent de leur sac à dos d’anciennes guidouilles scoutes des bouteilles d’eau plus très fraiche. Elles m’offrirent un Figolu sec comme un biscuit de soldat mais quand je dis comme un biscuit de soldat je devrais plutôt dire comme un coup de trique ou un coup de tabac gastrique. Il leur avait permis, du reste, à ce qu’elles disaient, de ne pas vomir dans le bateau à l’aller.
Comme nous étions en face de la petite bibliothèque, je passai à la partie contée de la balade et j’entrepris de leur narrer le meurtre du père Raballand.
- Un meurtre, ici, dans ce paradis insulaire ? s’étonnèrent-elles.
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- Eh oui ! Ca s’est passé en 1959. Le père Raballand était un vieux gendarme de l’île, alors en retraite et quelque peu décati à cause d’excès de table et de boisson. Outre cela, il se piquait d’histoire locale, de cuisine traditionnelle et de littérature de gare. En cheville avec la bibliothécaire de Saint-Sauveur, mademoiselle Georgette, mais quand je dis en cheville je devrais monter un peu plus haut parce que depuis longtemps déjà ils avaient pris le chemin des amoureux, ensemble donc ils avaient organisé un concours d’écriture littéraire. Quelque jour après avoir rendu leur verdict et décerné les prix du millésime 59 on a retrouvé le corps du père Raballand étendu inanimé sur la plage des Ovaires. Quand je dis inanimé, je devrais dire complètement mort en fait, vu qu’il avait le crâne défoncé, fendu, réduit en bouillie et la bouche pleine de sable car il était tombé sur le ventre. L’arme du crime avait été abandonnée à côté. Il s’agissait d’une hache à deux tranchants mais elle ne portait aucune empreinte digitale. Comme il n’y a de gendarmerie qu’en été sur l’île et qu’on était hors saison, on a fait venir un inspecteur du continent. C’était un drôle de fusil enfin quand je dis un drôle de fusil je devrais plutôt le décrire comme une vraie flèche ! Déjà, il s’appelait Kerpoiraud. Ici on l’a baptisé « Feu de recul » !
- Feu de recul ? Kerpoiraud ?
- Ben oui ! A cause d’Agatha, cristi ! Feu de recul Kerpoiraud ! A le voir tourner dans l’île avec son plan des rues récupéré à l’office de tourisme on a vite deviné qu’il mettrait du temps à trouver la clé de l’énigme voire qu’il ne la trouverait jamais ! Il s’était installé à l’hôtel de l’Escale, chez le Gégé Feudedieu. C’est sa fille Julie qui tient la maison aujourd’hui.
- C’est là que nous sommes logées aussi. C’est très bien !
- Il faut dire qu’au lieu d’aller relever les indices sur la plage du crime ou d’aller farfouiller dans le cabanon du gendarme retraité, il s’était mis à sillonner les rues de Port-Joinville selon un circuit bien particulier et à photographier les volets de couleurs, les vélos, les voitures et les plaques de rues ! Ce n’était pas un inspecteur, c’était un touriste !
Ca amusait beaucoup les gamins de l’île, alors en vacances de Pâques, qui lui avaient emboîté le pas. Ils n’avaient jamais vu Maigret autrement qu’au cinéma sous les traits de Jean Gabin et, pour une fois depuis bien longtemps, il se passait quelque chose dans notre île. D’après eux, l’inspecteur monologuait à voix haute tout le long du chemin. Ca donnait quelque chose comme ça :
« S’il s’agit d’un couple d’assassins, mettons un homme et une femme, ils ont pu venir, lui de la rue des Homardiers, elle de la rue de la Belle poule et se donner rendez-vous rue du Rendez-vous. Tout naturellement, ils ont pris la rue de la Lutine puis la rue du Paradis et la rue des Mariés. Je crois qu’ils ne sont pas du genre à entrer dans l’impasse des Bébés gris. Ils ont plutôt pris le chemin du Grand pas et passé un peu plus de temps dans la rue du Doux zéphyr, rue de la Missionnaire et rue de la Belle maison. Et puis à force de fréquenter l’Escadrille et le Café du centre, ils auraient pu aller rue des Petites côtes (du Rhône !), chemin de la Détourne et rue Gate-bourse. Rien que du classique jusque-là ! La question devient alors : « Est-ce que la rue du Secret mène au phare des Corbeaux ou est-ce que c’est l’inverse ? Vous comprenez, les enfants, il y avait deux endroits logiques pour se débarrasser du corps. L’anse de la Tuée mais c’est un homme qui est mort ou la plage de la Pipe pour qu’elle y paraisse cassée plus naturellement. Il y avait bien aussi le chemin des Poupounes mais la plage des Ovaires, franchement ! Ca ressemble à quoi ? ».
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Photo de Port-Joinville en 1959 prise en mai 2013 !
L’inspecteur Kerpoiraud prenait ses repas le midi au Gavroche et il cuisinait gentiment Eponine la patronne.
« Est-ce qu’il était marié, le père Raballand ? ». Eponine répondait qu’on ne lui avait jamais connu de liaison. C’est bien simple, son gourbi, près de la corne de brume, on l’appelait le jardin du Loup blanc.
A Mademoiselle Georgette il demanda comment s’était passée la remise des prix du concours littéraire. « Mal, avait répondu la bibliothécaire. On a égaré les manuscrits de deux candidats, un malade nous a écrit un texte de cinq pages, un autre nous a envoyé un plaidoyer en faveur de l’homosexualité et les lauréats ne sont même pas venus à la distribution des prix. Il faut dire à notre décharge qu’on avait oublié de prévenir les gagnants ! ».
Il avait épluché la liste des passagers de l’Amporelle, le bateau qui faisait la navette entre Fromentine et l’île d’Yeu, les registres des hôtels et les fiches d’inscription des jours derniers au camping. « Je suis sur le chemin de la Fourche du diable, dit-il au troisième jour après avoir passé toute la journée à lire l’histoire de l’île dans la bibliothèque de Mlle Georgette. Le chemin du Diable, à l’île d’Yeu !".
Le soir il avait téléphoné à son patron à La-Roche-Sur-Yon : « Je crois qu’on va mettre le crime sur le dos d’un vagabond qui logerait dans le vieux château, avait-il déclaré à son commissaire. Ou bien on l’attribuera au capitaine fantôme du Hollandais volant. Quelqu’un ici a aidé un vieil homme à aller se mettre ovaire. C’était un vieux grigou qui mettait des glaçons dans son vin. Ca n’est pas des façons de vivre, non plus !»
« C’est comme vous voudrez, Kerpoiraud, avait répondu le supérieur. On va dire que vous vous êtes octroyé quelques jours de vacances à l’île d’Yeu aux frais de l’administration et que celle-ci va faire des économies en cessant de verser sa retraite au gendarme. De toute façon, il y a d’autres boulots qui vous attendent ici. ». Le lendemain il a repris le bateau pour La Roche. Il est passé d’Yeu à l’Yon.
Je m’arrêtai là, certain d’avoir piqué la curiosité de mes deux touristes.
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- Mais alors, demanda la plus grande, vous n’avez jamais su qui avait commis ce meurtre ?
- Si. Après le départ de Feu de recul, mademoiselle Georgette a repris l’enquête. Elle est allée fouiller dans le cabanon du gendarme. Elle y a découvert ses états de services. En 1939, Raballand était un des gardiens du fort de la pierre levée où l’on avait enfermé, dans des conditions assez drastiques et quand je dis drastiques je devrais mentionner le manque de couchage, de nourriture, d’hygiène et la profusion des rats, les 282 élus communistes arrêtés après la dissolution du PCF. C’était l’époque du pacte germano-soviétique. Mademoiselle Georgette a trouvé dans la liste des détenus un nommé Kerpoiraud.
- L’inspecteur ?
- Son père. Elle est allée elle aussi voir les registres des hôtels et de la Compagnie vendéenne de navigation. A l’hôtel du Grand large elle a noté l’arrivée, la veille du meurtre, de devinez qui ?
- Feu de recul !
- Exact.
- Et alors ?
- Et alors, rien. C’est une histoire de vengeance familiale, une affaire d’honneur, peut-être. Nous on ne se mêle pas de ça ni de politique, ici. Tout à l’heure nous nous arrêterons au cimetière et je vous raconterai la tentative d’enlèvement des cendres du maréchal Pétain en 1973.
- Vous nous avez raconté là une belle histoire de Vendée-tta ! Je trouve que vous vous y entendez à merveille pour faire parler les morts !
- Merci, beaucoup, mademoiselle !
- Vous savez, nous on n’a pas de mérite. Les morts, on les fait même voter chez nous. On vient de Corse !
Ce texte a été écrit à l'Atelier d'écriture de Villejean d'après la consigne des Impromptus littéraires du 13 mai.
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