CAROLINE ?
- Moi je lis plutôt « Caroline » m'a dit mon épouse à qui j'ai montré la lettre de ouvrez les guillemets Coralie point d'interrogation fermez les guillemets et à qui j'ai raconté l'histoire de la lettre non transmise. (cf ce texte-ci)
Si on met à part le fait que Jean-Baptiste était bien encore en 1980 un de mes meilleurs amis toute cette histoire pourrait très bien sortir d'un roman de Patriiiiick Modiano.
Dans une ville dont on ne mentionne pas le nom existerait un café associatif appelé L’Orang-outan. Pas un de ces palaces à grandes baies vitrées comme on en voit dans les tableaux d'Edward Hopper, non mais un troquet à l'ancienne comme celui que tenaient la mère et la grand-mère de Daniel Bird à Wazemmes, quartier très populaire de Lille.
Ce café de l'Orang-outan se trouverait dans le bloc B4, dans la rue de Steenwijk. C'est là que tous les soirs Olga Tchigorine et Caroline Cann se donnent rendez-vous. Ce sont des étudiantes. La première, Olga, sirote une grenadine avec un glaçon alors que Caroline turbine au Perrier tranche.
Elles ont entrepris d'écrire un roman à quatre mains. Cela s'appelle « Sabine Maroczy ».
Pour Olga qui a imposé le patronyme du personnage il était impératif que ce nom se termine par un Y à cause de « Madame Bovary ».
- Si tu veux, a concédé Caro Cann, mais je refuse qu'elle se suicide à la fin du livre. D’ailleurs personne ne doit mourir dans mon roman, enfin dans notre roman.
- Même pas le cavalier Pieuvre ?
- A la limite celui-là peut perdre un bras sur le champ de bataille mais sinon pas de passage de vie à trépas !
- Ni non plus Marc Taïmanov, le pion empoisonnant du collège Philidor, avenue de la Volga ?
- Un pion c'est temporaire, juste le temps du collège ou du lycée. Ça s'oublie. Sa promotion en prof est assurée pourvu qu'il bosse et qu'il décroche le CAPES. Il peut même rêver d'agrégation si tout tourne bien.
Chaque soir Olga et Caro se lisent l'une à l'autre le chapitre qu’elles ont pondu chacune de leur côté. S'il y a des incohérences elles corrigent puis elles discutent des évolutions possibles et se répartissent les deux chapitres suivants dont elles ont énoncé la trame.
Certains soirs Miguel Najdorf, leur condisciple qui donne des cours de piano à la M.J.C. Diagonales pour payer ses études vient les saluer et tente de savoir ce qu'elles écrivent. Mais devant ses questions les deux jeunes femmes se ferment comme des huîtres.
- Ça ne te regarde pas, Miguel !
- Je suis sûr que c'est de la poésie !
- Pas du tout ! Tu n'y es pas du tout !
- Ou alors c'est une méthode pour gagner à la bataille navale !
- Écarte-toi au lieu de dire des idioties ! Tu nous enlèves toute la lumière !
***
La patronne de l'Orang-outan s'appelle Greta Staunton. C'est là le nom de son mari car elle est hollandaise d'origine. Après la fermeture elle traverse à pied la ville dans la nuit pour rejoindre le bloc F5, l'immeuble Gambit-Roi à l'angle du boulevard Traxler et de la rue du Foie frit.
Son mari Edward est cuisinier à la Casa Rossolimo, une pizzeria installée au bas du bloc B5 qui est donc voisin du B4 où se trouve le café associatif.
Lui ne la rejoint que plus tard à la maison car le restaurant accueille encore plus longtemps les fêtards qui vont au spectacle et dînent ensuite. Souvent sur l'oreiller ils se racontent leur journée, les aventures de leurs clients, les esclandres des habitués, les fricotages des uns et des autres.
- C’est vrai qu'il n'y a pas mieux qu'un restaurant pour fricoter ! admet Greta mais ce soir j'ai mieux que toi comme ragot. Ton patron, monsieur Benoni, est venu à l’Orang-outan jouer à l'avantageux devant les étudiantes qui écrivent un roman !
- Elles ne risquent rien les minettes, avec cet homme-là !
- Quand même, elles sont majeures, bien jolies et bien attirantes !
- Si elles écrivent des romans c’est qu’elles n'ont pas la tête à s'en bâtir un de ce genre-là. Il y a assez d'étudiants de leur âge en ville ! Elles ne vont pas s'intéresser à un commerçant marié qui commence du reste à bedonner un chouïa !
- Sait-on jamais ?
***
C'est une semaine après ce dialogue-là qu'on a découvert dans le square Tartakover le cadavre d'un militaire du 41e régiment de cavalerie. Il avait été découpé proprement et savamment en morceaux et du coup on a suspecté le boucher Tarrasch dont la boutique, place de Budapest, donne sur le square. Le plus étrange de l'affaire est bien que dans les sacs plastiques se trouvaient également six autres bras humains.
- Ça fait penser au cavalier Pieuvre ! a confié Olga Tchigorine à Caro Kann !
Le boucher avait un alibi en béton. Alors une espèce de psychose s'est emparée de la ville. Des gens se sont confinés chez eux, les boutiques ont baissé les volets plus tôt, plus personne ne traînait la nuit dans les rues.
Puis l'affaire s'est tassée, tout est redevenu normal dans la vie d’Edward et Greta et des habitants de la ville aux soixante-quatre blocs. Sauf qu'un matin où il ne s'y attendait pas Edward a trouvé la pizzeria définitivement fermée et a perdu son emploi.
- Monsieur Benoni a disparu ! Envolé ! Il va falloir que j'aille pointer au chômage et que je trouve un nouveau job !
- Ils sont partis en emportant la caisse ?
- Non pas « ils ». Lui tout seul. Elle, la pauvre madame Benoni, est effondrée. Elle ne comprend pas. J’espère que ça n'a rien à voir avec l'affaire du square Tartakover !
C'est à peu près à ce moment-là que Caro-Kann disparaît elle aussi de la ville et de la vie d’Olga.
Celle-ci est allé au commissariat de police demander une recherche dans l’intérêt des familles, de la littérature juvénile et du comité Nobel.
- Avant de disparaître elle m'avait donné une lettre à remettre à Monsieur Benoni.
- Vous l'avez cette lettre ?
- Ben non, je l'ai remise !
- Vous l'avez lue ?
- Ben non c'était mon amie, c'étaient ses affaires. Je ne lis pas le courrier des autres, c’est indiscret.
***
Le roman « Sabine Maroczy » n'a jamais paru en librairie. Il est resté à l'état de brouillon inachevé dans une valise marron conservée dans le grenier d’Olga Tchigorine.
C'est tout juste, le jour où elle l'ouvrira, si elle se souviendra de cette Caroline Cann ! Mais se prénommait-elle réellement Caroline ? Elle n'en n'est plus très sûre à présent, quarante ans après !
Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le 28 novembre 2023
d'après la consigne 2324-10 ci-dessous