Pon Pon Pon Pon-Pon-Pon-Pon…
Pourquoi ai-je choisi cet instrument, la contrebasse, plutôt que la flûte piccolo ou le violon alto ? Déjà, pour le transport, c’est d’un pratique ! Et d’un lourd ! Et pour les transports amoureux, si vous saviez comme ça peut vous casser vos effets, cette bête-là !
Si j’arrive à amener chez moi une de mes rares conquêtes aussitôt c’est l’instrument qui attire l’attention et l’emporte sur moi.
- Waooh ! Une contrebasse ! Et vous savez en jouer ?
- Non, c’est juste décoratif, elle est en porcelaine de saxe à l’intérieur de l’étui. Bien sûr que j’en joue, c’est même mon métier. Je suis musicien d’orchestre.
- Ô ben soyez sympa, Monsieur Gaston, jouez-en moi rien que pour moi, pour voir !
- Pour entendre, surtout, non ?
Pon Pon Pon Pon-Pon-Pon-Pon…
C’est à ces moments-là qu’on regrette de ne pas avoir fait piano première langue ou pas choisi l’option harmonica diatonique à la deuxième partie du baccalauréat. Parce que Pon Pon Pon Pon-Pon-Pon-Pon, ça va bien cinq minutes. Quand il y a un orchestre autour, des danseuses qui lèvent la jambe pour le chahut, c’est bien : on donne le rythme, on marque les temps fort, on se fond dans les harmonies. Mais quand on joue tout seul, comme casse-coups, il n’y a pas mieux que la contrebasse.
Après quelques notes la petite jette un œil à la décoration passe-partout de votre logement et puis bien vite elle vous fait entendre qu’elle ne va pas s’éterniser chez vous parce que sa maman est bien malade, elle a chopé de drôles de symptômes d'un virus inconnu, il faut qu’elle passe à la pharmacie lui prendre des médicaments et à l’épicerie pour acheter une galette et un petit pot de beurre. Elle a vu qu'il y avait un loup ou quoi ?
Si je pouvais la planquer à la cave seulement, la contrebasse, mais non. J’habite au cinquième étage et je n’ai ni cave ni grenier.
***
Est-ce que ça peut me consoler d’avoir trouvé un travail dans un milieu festif, de passer mes soirées en bénéficiant d’une vue contre-plongeante sur les dessous de Mademoiselle Claudette et des autres « girls » du Moulin Rouge ?
C’est une chouette fille, bien gentille, bien gironde, la Claudette, mais tout le monde ici lui tourne autour avec l’idée de lui rentrer dedans. Il y a d’abord le chef d’orchestre qui est encore mieux placé que moi pour faire le voyeur, pour s’imaginer, sous le pantalon blanc garni de dentelle, l’entrée cachée du Paradis ! Et puis ce gandin prétentieux de François, le danseur à moustaches en guidon de vélo chromé du fond de la cour. Je crois d’ailleurs qu’elle en pince un peu plus pour lui.
***
Heureusement pour moi, il y a ce rêve que je fais toutes les nuits. C’est un dimanche ensoleillé. Il n’y a plus de Pon Pon Pon Pon-Pon-Pon-Pon…, de chahut, de cancan, de bruits de verres, d’atmosphère enfumée. On est au grand air. Je suis assis au bord d’une rivière avec ma canne entre les mains et mon chapeau haut de forme sur le crâne. Il y a des tas de gens qui s’adonnent à l’indolence autour de moi, des jeunes filles assises par paires qui papotent sous des ombrelles, de braves bourgeoises qui promènent leur mari, des maris qui se prennent pour Dieu fumeur de havane ou pour des jockeys fumeurs de longues pipes… On voit un singe en laisse, des chapeaux fleuris, des militaires immobiles, des canoteurs à canotiers, des voiliers sur l’eau, une femme qui pêche.
Il ne se passe rien dans ce rêve, tout y est paisible. Mes nuits sont tout sauf agitées. Je les passe à écouter les bribes de conversations de tous ces gens calmes et sereins, endimanchés, pas inquiets pour deux sous et qui pourtant, dans leurs bavardages, évoquent tant de problèmes auxquels je n’entends rien. La nuit dernière, chez eux, il y aurait eu un début de guerre en Ukraine, des négociateurs empoisonnés, des élections dévalorisées par l’absence de débat, des millions versés à des donneurs de conseils, un type bien embêté parce qu’il doit rédiger une thèse sur la zythologie – c’est l’étude de la bière -, trente-cinq voitures aux vitres brisées...
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J’ai parlé à Mademoiselle Claudette de ces rêves récurrents.Elle m’a suggéré de partir à la recherche de ce lieu idyllique. Mais est-ce la Seine ? Est-ce la Marne ? Comment procéder ?
- Si vous voulez, je vous accompagne, m’a-t-elle proposé.
Chaque dimanche nous explorons. Nous connaissons toutes les guinguettes, tous les lieux de baignade en amont et en aval de Paris. « A Joinville le Pont Pon pon » tous deux nous y allons.
Et il se passe une chose étrange. Claudette aussi désormais fait le même rêve toutes les nuits. Elle voit les deux jeunes femmes qui prennent soin d’une petite filles à cheveux longs, elle voit les trois cabots qui courent entre les groupes, elle entend parler d’abstention record, de réchauffement climatique, de station, orbitale qui menace de tomber sur la planète où la banquise fond et où l’on enfouit là où l’on peut des « déchets nucléaires ».
Elle qui souffrait d’insomnie et de cauchemars, elle est si heureuse de faire ces rêves apaisants qu’elle m’a ouvert les portes de son paradis.
Nous avons convolé en justes noces et maintenant c’est dans le même lit que nous rêvons de concert - quoi de plus normal pour un musicien et une danseuse ? -.
Le dimanche, nous continuons de chercher dans la réalité si ce lieu magique existe réellement. Qu’arrivera-t-il si nous le découvrons un jour ? Si c’est sur le quai Saint-Cyr à Rennes ? Ou sur la plage de Petit-Fort-Philippe dans le Nord de la France ?
Est-ce que nous ferons un bond dans une autre époque ? Est-ce que nous déménagerons pour habiter dans ce lieu ? Est-ce que nous en rêverons encore ?
Et surtout… Pourquoi Claudette a-t-elle acheté ce singe ridicule qu’il faut promener en laisse ? Et pourquoi ai-je pris de l’embonpoint et me suis-je mis à fumer le cigare, moi qui en détestais tant l’odeur autrefois ?
Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le mardi 29 mars 2022
d'après la consigne AEV 2122-24 ci-dessous :