Voici l'heure où commence l'histoire de Germaine Malorthy, du bourg de Terninques, en Artois : c’est neuf heures du matin. Elle installe ses 90 kilos, clope au bec, au volant de sa vieille Renault 5 et, toussotant autant que le moteur, s’en va cahin-caha vers Arras toute proche.
Elle se gare près de l’hôtel de ville, s’extirpe de la carcasse piquée de rouille et se rend au service de l’état-civil. Elle prend un ticket et son tour dans la queue.
- Qu’est-ce qui vous amène, chère Madame ? demande aimablement l’employé faux-cul en contemplant le laideron dépenaillé qui vient de s’asseoir face à lui.
- Ben v’là ! Je n’n ai marre qu’in m’appelle toudi Germaine ! I’ m sanne que tout l’monde y s’fout d’mi à cause ed cha. Ch’est possibe eud quinger d’nom et d’ prénom ? **
- Mais bien entendu, chère concitoyenne ! Du moment que vous ne souhaitez pas devenir Fañch Le Marrec avec un tilde breton sur le n, Mohamed Merah, Mégane Renault, Ikéa Rogntudju, Rambo Livi ou Nutella Téoula, tout est possible, tout est réalisable. L’identité est à la carte ! Vous avez d’ailleurs peut-être établi votre choix avant de venir formaliser ?
- Oui ! Ej voudros ben qu’in m’appelle Lakévio Ambato ! ***
- Lakévio Ambato ? Très joli choix, Madame ! Un petit côté latin, exotique, méditerranéen ! Je vous félicite, c’est une très bonne idée. Je vous établis les papiers tout de suite. Voulez-vous bien entrer dans la cabine du photomaton pour que j’appose une photo récente sur votre carte ?
Germaine lève sa graisse et s’exécute. Elle entre tant bien que mal dans le photomaton. Quatre coups de flash plus tard, Lakévio Ambato en ressort : svelte, dynamique, élégante, mince, racée, c’est une autre femme. Ses cheveux sont si légers qu’ils sembleraient flotter dans le vent s’il y avait un souffle d’air quelconque dans la mairie d’Arras. Ce prénom de Lakévio lui va très bien au teint.
L’employé lui tend ses papiers. Elle règle le montant du timbre fiscal, sort de l’hôtel de ville sous le regard de loup texaveryen de tous les individus de sexe masculin présents en ce lieu.
Parvenue là où Germaine avait garé sa R5, elle sort ses clés de voiture de son sac et ouvre la portière de la Ferrari GTC4 Lusso blanche. Elle démarre, prend la route de Paris puis celle du Sud. Le trajet se passe sans encombre. Il y a juste, de temps en temps, une petite voix intérieure du moteur qui émet un son comme « Si j’aros su ! Si j’aros su ! » ou « Si j’aros su, j’y seros allé avant !». ****
Tableau de Carrie Graber
En rentrant le soir dans sa villa du Lubéron, Lakévio va piquer une tête dans sa piscine. Puis c’est l’heure de passer à table.
- Nestor, commande-t-elle au majordome. Vous demanderez à Joseph de porter la voiture au garage demain. Elle fait un curieux petit bruit lorsque je fais des pointes de vitesse. Dites-lui aussi que nous prendrons la Rolls pour aller flamber à Monte-Carlo demain soir.
- Bien Mademoiselle !
Le repas d’Honorine est excellent comme à l’habitude et pour terminer la soirée Lakévio hésite entre la relecture d’une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald dans le recueil « Un diamant gros comme le Ritz » ou la consultation d’un documentaire sur Rome sur le home cinéma. Ou peut-être rien : c’est si bon de revenir chez soi et de s’y sentir bien ! Dehors la nuit noire et le bruit assourdissant des criquets s'étendent de nouveau, maintenant, sur le jardin et la terrasse, tout autour de la maison.
Traduction des phrases en Ch'ti :
* Germaine change de nom
** Voyez-vous, Monsieur l'employé, je suis lasse de porter ce prénom Germaine. Il me semble que ce patronyme fait naître moult moqueries chez mes contemporain.e.s. Me serait-il possible de changer d'identité ?
*** Effectivement, j'aimerais assez me faire appeler Lakévio Ambato.
**** Si j'avais su, j'y serais allée bien avant !
Les deux photos sont empruntées à Lakévio.
Ecrit pour le jeu de Lakévio n° 130 d'après cette consigne