VOYAGE VÉNITIEN À CASES MULTIPLES
J’ai quitté
J’ai quitté la Pensione Wildner, sur la Riva degli Schiavoni, sa chambre 28, sa petite salle de restaurant idyllique et vitrée dans laquelle, dès le petit-déjeuner, on a la vue magique sur San Giorgio maggiore.
J’ai quitté l’hôtel Gardenia, pas très loin de la gare, dans lequel la décoration des chambres a... quelque chose d’érotique.
J’ai quitté l’hôtel Eden, sis sur la Strada nuova, « grande » avenue qui mène de la gare au Rialto puis à la place Saint-Marc d’où l’on ressort lessivé de voir tant de foule agglutinée. Venise est une ville pour les pigeons. Ici, même les soutiens-gorges pigeonnent ! Purée de ma mort, le pluriel du mot « soutien-gorge », je ne me rappelle jamais s’il y a un « s » ou pas et où ! Maudits pèse-lettres qui m’enduisent avec de l’erreur !
Avec
La première année je suis venu avec mon appareil photo reflex Olympus OM-10, seize pellicules diapos couleurs, neuf pelloches noir et blanc et un appareil jetable panoramique Kodak. Comme chaussures j’avais mes petits souliers de ville. J’ai souffert le martyre parce qu’on a marché des tas de kilomètres, surtout le jour où je suis allé tout seul au bout des jardins de la Biennale et que, rendu-là, je me suis aperçu que j’avais laissé mon billet de vaporetto à l’hôtel. C’est seulement au retour en France, et peut-être même des années plus tard, que mon épouse m’a fait découvrir l’existence des chaussures de randonnée qui ont changé ma vie. Maintenant c’est elle qui se traîne derrière moi quand on arpente les rues ou la campagne.
La deuxième année, je suis venu avec mon petit blouson d’été beige parce qu’en avril 1997 il avait fait très beau en France. A Venise il pleuvait, il soufflait un vent glacial, on était frigorifiés.
La troisième année, on est venus avec notre fille. Elle ne nous a pas beaucoup embêtés. Elle est restée souvent à l’hôtel à regarder des bêtises en italien à la télévision qui là-bas retransmet beaucoup de berlusconneries.
J’ai traversé
J’ai traversé Venise du Sud au Nord pour arriver aux Fondamente nuove. C’est ici qu’on embarque sur le bateau qui mène aux îles de la lagune. On a là une vue d’enfer sur le cimetière de San Michele. On s’est arrêtés à Murano où sont installés les ateliers-boutiques des célèbres souffleurs de verre et puis ensuite on a découvert, un peu plus loin, le paradis sur Terre, Burano, une île de pêcheurs et de dentellières aux modestes maisons de toutes les couleurs du manteau d’Arlequin, aux fenêtres bordées d’un encadrement blanc et sur les trois canaux, une profusion de barques et de bateaux qui s’éparpillent en reflets mirobolants.
Nous avons traversé aussi vers le Lido et là nous avons pris le bus. Arrivé au bout de la bande de terre qui fait barrage à l’Adriatique, le véhicule a embarqué sur un bac et de l’autre côté il a repris sa route pour nous déposer au bout du monde, sur un tas de cailloux battu par la mer d’un côté et caressé par l’eau de la lagune de l’autre. Au bout d’une demi-heure un bateau est venu nous prendre et nous a menés à Chioggia où j’ai photographié des barques de pêcheurs très joliment et très chrétiennement décorées. Ici nous étions revenus sur la terre ferme mais aujourd’hui, à l’heure du dérèglement climatique, c’est un peu dérisoire d’employer ce terme pour un lieu situé en bordure de mer.
Quand on est retournés à Venise la troisième fois on a visité la Fondation Guggenheim et ce que j’en ai retenu c’est qu’on y a vu un tableau de René Magritte. Je crois bien qu’il était interdit de prendre des photos dans le musée de Dame Peggy. A l’Accademia on n’avait pas envie. Lieu trop sombre, avec trop de tableaux accrochés-entassés aux murs les uns au-dessus des autres sur au moins trois niveaux. Trop de peinture tue la peinture parfois.
J’ai vu
La Première année, à Burano, j’ai fait la connaissance de Langelue Maetro.C’est ce vieil homme extrava-diva-g(u)ant qu’on voit sur l’aquarelle de la maison rouge. Il est assis sur une chaise au coin d’une rue, il a un chapeau de paille sur la tête et il parle tout seul, comme tous les fous jugés non-dangereux. Je ne sais pas comment j’ai pu négocier avec lui, le soudoyer mais c’est lui qui est retourné rentrer des notices dans le Catalogue BN-Opale de la BNF à Sablé-sur-Sarthe ! J’espère qu’il a pu faire carrière là-bas. C’était une maison de fous comme une autre, à ceci près qu’elle occupait un château du XVIIIe siècle.
Moi je l’ai remplacé. J’occupe son petit logement dans l’île, je touche sa maigre pension de malade libéré de l’asile de San Clemente. J’arrondis mes fins de mois en peignant des aquarelles que je vends aux touristes. Je n’ai que vingt-cinq modèles en stock. Dès qu’on m’en achète une, je la refais. On peut voir mon chevalet installé au même endroit depuis 1993. Chaque jour j’emmène ma boîte d’aquarelles, mes diapos et je regarde les couleurs d’icelles par transparence sur un fond de ciel toujours bleu ici. Le bonheur, c’est ça : une super-soirée diapos, la pasta et la pizza à volonté. En plus c’est moi qui fabrique la meilleure de toute l’île.
La deuxième année à Venise, j’ai beaucoup discuté avec Françoise Dorin. Elle est une dramaturge un peu oubliée maintenant mais surtout l’auteure des paroles de l’immortel et nanaresque chef-d’oeuvre de Charles Aznavour « Que c’est triste Venise ».
- Enfin, Françoise, lui disais-je souvent, ne sais-tu pas que « bistrot » vient du mot russe « bystro » qui signifie « vite ! » ? C’est ce que disaient les soldats russes qui venaient, en cachette de l’adjudant Karerdenkov, boire des petits coups de gnôle dans le bistroquet de la maman de Maryvonne. Ils ont eu tellement l’habitude d’abréger leur pause que le « bistroquet » est même devenu « troquet » à la longue.
Je n’ai jamais réussi à la dérider, la Françoise. Elle gardait l’oeil rivé sur les gondoles noires, « couleur de corbillard », disait-elle et elle me prophétisait des inepties du genre :
- Tu rigoleras moins, Joe Krapov, quand Vladimir Poutine envahira l’Ukraine et que tu devras non seulement changer de pseudonyme mais encore corriger toutes les pages de tes blogs sur lesquelles tu parles de toi à la troisième personne.
- Comment ça, Françoise ? Tu incinères que je serais du genre « Alain Delon vient nous servir à boire » ?
La troisième fois qu’elle a séjourné à Venise mon épouse m’a pardonné mon idylle d’ailleurs restée platonique avec Françoise Dorin. Elle m’a pardonné aussi cette absence-remplacement de cinq ans et m’a avoué qu’elle venait seulement de se rendre compte de la différence : ce Langelue Maetro était un vrai fou, mais, tout compte fait, pas autant que moi. Alors elle m’a passé les menottes et on est retournés à la gare de Santa Lucia. On a retraversé la lagune en train : c’est beaucoup moins magique au retour qu’à l’arrivée. Et puis j’ai atterri à Rennes. Finies les aquarelles ! Bonjour l’Université de Rennes 3. J’ai d’abord fait un stage à la BU santé ou la direction ne la respirait pas vraiment et puis j’ai été affecté au gardiennage de l’animalerie de Beaulieu. Après on est passés au XXIe siècle et à l’euro.
***
Maintenant je dis toujours qu’avec ses paquebots géants et son côté Disneyland Venise n’est plus ce qu’elle était et que ça ne vaut plus le coup d’y aller. Mais parfois je fouille dans mes archives, je monte au grenier, je regarde mes photos et mes aquarelles et j’entends une petite voix contrariée qui me chuchote d’un air lancinant : « Je veux retourner à Venise !».
Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le 15 mars 2022
d'après la consigne AEV 2122-22 ci-dessous
CONSIGNE D'ÉCRITURE 2122-22 DU 15 MARS 2022 A L'ATELIER DE VILLEJEAN
Récit de voyage
Les voyages les plus beaux sont peut-être ceux que l’on s’invente. Votre récit comprendra 4 parties :
1) J’ai quitté
Qu’avez-vous quitté ? Nommez simplement un lieu ou une personne.
2) Avec
Dites avec quoi vous êtes parti·e : quel objet avez-vous emmené ?
3) J’ai traversé
Dites en une phrase ce que vous avez traversé en partant.
4) J’ai vu
De l’autre côté, qu’avez-vous vu ? Là, donnez toute la gomme ! Décrivez ce que vous découvrez et ce qui vous arrive dans ce lieu nouveau. Il n’est pas indispensable d’en revenir.
Consigne extraite de « 1001 conseils pour l’écrivain en herbe » de Myriam Mallié et Pascal Lemaître – Casterman, 2004
Vous pouvez également utiliser les aquarelles de Venise et Burano peintes par Ilarion Pavlovitch Krapov pour vous inventer un voyage dans cette ville et/ou dans cette île si vous le souhaitez.
Les aquarelles vénitiennes d'Ilarion Pavlovitch Krapov
En ces temps d'envahissement militaire de l'Ukraine par la très haïssable armée du dictateur Poutine, il ne fait peut-être plus très bon porter un pseudonyme de type Iosif Ilarionovitch Krapov sur la toile. Il faudra que j'en parle au gars qui agite ma marionnette et qui s'appelle lui Ilarion Pavlovitch Krapov. Je soupçonne fort qu'il se dira au-dessus de tout ça, que c'est son choix, que c'est drôle même si ça ne fait rire que lui et que de toute façon, s'il faut retenir quelque chose de son oeuvre, ce sont ses aquarelles réalisées au siècle dernier d'après des photos prises à Venise.
Et je ne suis pas loin de lui donner raison vu qu'on n'est aucunement russes, lui et moi : on est des citoyens du monde et d'origine franco-belge.
Par contre on n'applaudira pas Anatoly Karpov, notre dérisoire modèle de 1989, qui, député de la Douma, n'a pas craint de voter ces jours-ci en faveur de la guerre à l'Ukraine. Encore une idole des jeunes qui tourne mal !
Vues panoramiques de Venise en février 1993 (2)
Voici les quatre dernières. Le projet en cours est de reconstituer l'ouvrage sous forme d'un livre électronique en pdf pour lecture-visualisation sur tablette. Ou d'en refaire une version propre, en pdf elle aussi, qui soit imprimable et partageable. Ca va me faire un sacré boulot de dingue parce que les photos en noir et blanc n'ont pas été numérisées et - j'en suis tout étonné - les aquarelles non plus ! Je livre à la suite des photos la première de celles-ci qui sert d'illustration de couverture à l'ouvrage.
Vues panoramiques de Venise en février 1993 (1)
Or donc me voici ces jours-ci à pratiquer l'archéologie, je veux dire l'archivologie ou plutôt l'archivistique, enfin bref l'exploration d'archives au logis. C'est ainsi que je retombe sur les Editions du Petit port et de la Haute Folie, une entreprise d'auto-édition dans laquelle je publiai jadis des oeuvres poétiques écrites sous mon nom véritable et les premiers écrits, plutôt satiriques, d'un nommé Joe Krapov.
J'ai donc ouvert la boîte d'archives intitulée "Je veux retourner à Venise" et j'ai découvert la maquette complète de ce recueil de photos, poèmes et aquarelles dont je n'avais édité que les seuls textes agrémentés de dessins détourés d'après les photos.
Et justement, un bon paquet de photos oubliées se trouvent là dont celles prises à l'époque avec, je vous le donne en mille, un appareil photo jetable - c'était la grande mode ! - que j'avais choisi... panoramique !
Les voici :
IRINA KOBAYASHI. - DU BON USAGE DE LA GUILLOTINE AU COUCHER DU SOLEIL
Nous sommes restés babas devant le pavé particulièrement zinzin que vient de pondre Irina Kobayashi. Son dernier bébé est fabuleux ! Pour écrire cette biographie de George Sand il existait tant de matière scandaleuse dont on eût pu se servir à qui mieux-mieux pour noircir un peu plus la mémé du romantisme, la tata des féministes, la coqueluche des bobos et bobotes qui trouvent dada avant l’heure de se faire appeler George alors que son prénom est Amantine-Aurore. « J’m’appelle Patrick mais on dit Bob », comme chantait Boris Vian.
De l’étrange baronne Dudevant Irina Kobayashi n’a pas retenu les histoires de derrière, de derrière le paravent où Musset auparavant puis le docteur Pagello ensuite ont troussé les froufrous de la jolie môme Dupin qui n’était pas encore devenue « la bonne dame de Nohant ». Et pourtant la période choisie est bien celle du voyage à Venise de 1834, du séjour à l’hôtel Danieli et des amours tumultueuses que la plus célèbre des Berrichonnes connut là.
Iriuna Kobayashi s’est intéressée – sur 582 pages, c’est un bel exploit ! - aux seuls moments de respiration solitaire de Dame Aurore. Tous les soirs, elle sortait de l’hôtel Danieli et s’en allait seule dans Venise, emportant sa boîte et sa guillotine. Arrivée sur le bout de la Riva degli schiavoni et même bien plus loin, là où se trouvent désormais les pavillons de la Biennale internationale, elle s’accoudait au parapet du pont des Sept martyrs, sortait un cigare de sa boîte, lui introduisait la tête dans la guillotine, tranchait dans le vif, l’allumait puis, tirant dessus langoureusement, elle se plongeait dans la contemplation du coucher du soleil au-dessus de la punta delle Dogana, la pointe de la douane, et de Santa Maria Della Salute.
La biographe relate alors, comme si elle avait été présente aux côtés de l’autrice de « La Petite Fadette » et reçu d’elles bla-bla intimes et amicales confidences les visions étonnantes auxquelles George Sand, de façon quasi médiumnique, était soumise en ces moments crépusculaires.
C’est réellement passionnant – le séjour vénitien des amants terribles a duré plus de trois mois – et on n’oubliera pas de sitôt le ballet des personnages entrevus dans les nuages de fumée : Desiderio San Giorgio qui élève des dragons pour le plaisir et le profit, Muley Bugentuf qui lui raconte soir après soir ses dix-huit métempsychoses depuis l’an 184 et ce vicomte de Tourpeau qui la baratine sur la mensuration idéale des nougats de Montélimar.
N’en disons pas plus. Précipitez-vous sur cette biographie onirique, énigmatique et envoûtante. Il y a là un plaisir de lecture à prendre auquel vous ne pouvez pas et ne devez pas couper !
Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le 21 septembre 2021
d'après la consigne AEV 2122-03 ci-dessous.
En un mot comme en cent. 3 septembre 2021, Dans mes poches
Dans les poches de mon pantalon, un mouchoir et un trousseau de clés. Dans les poches de ma veste, un porte-monnaie, un masque et un portefeuille.
Dans les poches sous les yeux de Marcel Proust, de quoi mettre des valises sous les mêmes yeux à paupières lourdes et partir à Venise en emmenant Céleste.
Chose qu’il ne fera jamais.
Chose qu’il aurait dû faire ?
Diapositives prises à Venise en 1998.
Malgré tout le mal que je peux écrire sur mon cousin Marcel je ne manquerai pas de regarder France 5 vendredi prochain :
A 20 h "Guermantes", film de Christophe Honoré avec la bande de la Comédie française
suivi surtout à 23 h 25 du documentaire "Céleste et Monsieur Proust" d'Elizabeth Kapnist.
En un mot comme en cent. 31 août 2021, Le territoire de
LES ÉTRANGES RÊVES DE MARCEL P. Chapitre 10, Centon vénitien
A Venise, ville exquise, j’arrivai pour le carnaval, accompagné de mon ami Reynaldo H., de MAMAN et du livre de John Ruskin, «Pierres de Venise» dont j’espérais bien qu’il me servirait de guide touristique dans la cité des doges puisque Gaston Gallimard n’avait pas encore lancé les beaux objets bibliophiliques de sa collection «Découverte».
Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître puisque c’était en 1900, une année un peu folle où Bruxelles Bruxellait, où Venise Venisait et où le carnaval promettait d’être plus joyeux encore qu’à l’habitude car le tournant du siècle ne s’était pas accompagné de la fin du monde prédite par un grand couturier de Paris qui donc continuait de Pariser tandis que dans son coin Buda pestait… presque autant que moi.
- T’as voulu voir Venise et on a vu Venise ! me reprocha MAMAN toute l’année qui suivit ce voyage mais c’était bien à tort qu’elle s’en prenait à moi qui ne m’intéressais alors qu’à ce joli manteau sur le tableau de Carpaccio à la galerie de l’Accademia et qui n’avais même pas voulu l’accompagner à ce bal masqué sur la place Saint-Marc d’où elle et Reynaldo avaient ramené la petite fille, adorable au demeurant, dont ils avaient hérité là-bas.
Au bal masqué ohé ohé, il s’était déroulé un incident regrettable, une farandole tragique. L’Arlequin qui menait la sarabande avait enlevé, par jeu, à une famille française leur petite fille déguisée de la même façon que lui et l’avait intégrée à la chaîne humaine des danseurs allumés qui tournaient autour du campanile puis partaient vers la tour de l’horloge et c’était tout juste s’ils n’entraient pas dans la basilique pour profaner de leur transe vivaldienne le sol de mosaïque – heureusement, le bâtiment religieux avait été fermé – mais au moment où la musique s’est arrêtée Arlequin dans sa boutique chanstiquée a rendu la petite fille… à MAMAN !
- Laisse les gondoles à Venise ! La prochaine fois on ira voir le printemps sur la Tamise ou te chercher une promise à Vesoul ou Vierzon… ou Aurillac !
Ce fut là le leitmotiv de toute l’année 1900 car MAMAN m’en voulait énormément de cette mésaventure : on n’avait jamais retrouvé les parents de la gamine qui disait se prénommer Céleste «mais je sais pas mon nom de famille sauf que papa s’appelle Ginette et qu’on habite à Aurillac» et les carabinieri qui étaient tout sauf polyglottes haussaient les épaules, écartaient les bras et les laissaient retomber pour bien signifier qu’ils ne pouvaient rien faire de plus et que le mieux était de voir avec le consulat de France : «Franchement, depuis 1515 et même avant, vous ne faites rien qu’à nous embêter, vous, les Francese, que si ça continue vous allez nous rendre Venise invivable à force d’y venir si nombreux vous livrer à vos fredaines homosexuelles comme ce Georgio Sand et cet Alfred de Musset qui ont fait tant de scandale à l’hôtel Danieli…» mais on n’a pas entendu la suite de la diatribe parce que MAMAN excédée a fichu un coup de parapluie sur la tête du brigadier Tarchinini, ce qui n’avait en rien amélioré le climat – climax ? - de la discussion qui avait fini au poste et tout s’était terminé par un retour à quatre à Paris puisque on ne pouvait pas, décemment, laisser à la rue, dans une ville étrangère, notre jeune compatriote au si mignon minois.
***
- Tu me fais tourner la tête ! Mon manège à moi, c’est toi ! Je suis toujours à la fête quand je te prends dans mes bras ! ». Voilà comment je lui déclarais mon amour à Céleste ! Pendant cette année de ma vie au cours de laquelle j’ai fêté mes vingt-neuf ans, j’ai eu une petite sœur de neuf ans, une petite fille, une petite mère et c’est sans doute de cette gamine anodine qui apporta tant de bonheur dans mon existence que MAMAN est tombée gravement, maladivement et méchamment jalouse.
- Je suis malade ! Complètement malade de ce que nous coûte cette peste ! se plaignait-elle à tout bout de champ. Déjà ce voyage d’une semaine à Aurillac où elle dit qu’elle habite mais où personne ne l’a jamais vue et où elle-même ne reconnaît rien et maintenant ces bouquins de la Comtesse de Ségur, ces robes, ces tabliers de bonniche qu’on lui achète pour qu’elle aide en cuisine et serve à table mais va te faire lanlère, avec la gangrène socialiste qui s’annonce bientôt on ne pourra même plus faire travailler des enfants de cinq ans dans les mines ! Pourquoi pas leur offrir des congés payés tant qu’on y est ?
***
Aujourd’hui MAMAN est morte. MAMAN est morte de rire ! Nous somme le 24 janvier 1901. Elle a dit à papa qu’elle avait eu l’idée du siècle et qu’elle s’absenterait quelques jours en février mais que Céleste et Félicie aussi s’occuperaient de la maison en son absence. Papa a à peine levé les yeux de son journal et fait « Moui, si tu veux ». Moi je n’ai rien vu venir.
***
Que c’est triste Venise au temps des amours mortes ! De quelles trahisons ne sont-elles pas capables puis coupables, les femmes et les mères ? Rétrospectivement je crois que j’ai eu raison, lorsque j’avais vingt ans, de lui casser son beau vase de Sèvres le jour où elle m’a acheté des gants gris à la place des gants beurre frais que je lui avais demandés et où, après avoir pleuré et encaissé sa très déplaisante réflexion, j’étais quand même allé voir cette actrice de théâtre très ouverte dans l’espoir qu’elle me dépucèle et où j’étais tombé sur des huissiers en train d’emporter les meubles de son appartement, excusez-moi si je ne suis pas très clair mais je le sais aussi bien que vous qu’un jour mon amour des longues phrases me perdra et d’ailleurs, c’est fait, je suis perdu, trahi, blessé jusques au fond du cœur d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle : MAMAN est retournée à «Veueueunise», comme elle dit maintenant avec ironie, en emmenant Céleste avec le costume d’Arlequin qu’elle portait quand on l’a trouvée-recueillie-adoptée.
***
- Derrière chez moi, savez-vous quoi qu’y gn’a ? chantait le campanile sur un air de tarentelle. Il y a la place Saint-Marc, le corso, le carnaval, la farandole et… Arlequin qui, toujours aussi con voire peut-être encore plus que l’année précédente, emmène la petite Céleste dans la ronde folle tandis que MAMAN, contente de son coup, s’éclipse comme la Lune, hilare, soulagée et ayant même peut-être la conscience tranquille en pensant que la famille de Céleste sera peut-être revenue ici elle aussi dans l’espoir de retrouver sa progéniture ou dans l’idée d’un pèlerinage annuel pour faire son deuil mais peut-on effacer tous ces temps de bonheurs perdus ? L’écriture permet-elle de les retrouver vraiment ? MAMAN s’en fout, MAMAN revient retrouver son FIFILS à elle toute seule mais quelque chose est cassé chez FIFILS qui n’aime plus sa vilaine MAMAN.
***
Ce 20 mars 1913 à quinze heures, dès que Marcel P. se réveille et sort de ce cauchemar-là, une fois ingurgités son café noyé de lait chaud et son croissant, il décroche le téléphone et, comme il l’avait noté sur un des cartons à fumigation ce matin en se couchant, il appelle Odilon A., son chauffeur attitré à la compagnie de taxis Gessette-Koulé, pour le cuisiner. Le jeune homme lui a annoncé récemment son indisponibilité à venir pour cause de mariage : il s’en retourne dans la province pour épouser une jeune fille qu’il a connue en Lozère. Marcel a besoin de détails car il souhaite lui envoyer, le jour des noces, un télégramme de félicitations.
- Allô, écoute ! Pardon, écoutez ! Odilon, c’est Monsieur P. Est-ce que vous pouvez me dire où aura lieu la cérémonie de votre mariage le 27 mars prochain ?
- Bien sûr Monsieur Marcel ! Pas de problème ! C’est à Auxillac !
- Aurillac ?
- Non, Auxillac avec un x. C’est en Lozère. Aurillac c’est dans le Cantal.
- Et, dites-moi, Odilon… Serait-ce indiscret de vous demander le prénom de l’heureuse élue.
- Je n’ai pas de secrets pour vous, Monsieur P. Elle s’appelle Céleste. Céleste Gineste.
Bon sang, mais c’est bien sûr ! Marcel se souvient, d’un coup, de la phrase qui le faisait tant rire il y a douze ans : « Mon papa s’appelle Ginette ».
- Monsieur P. ? Vous êtes encore là ?
Odilon entend le déclic de l’appareil qu’on raccroche et il a l’impression bizarre que… le téléphone pleure !
Mais c’est peut-être de bonheur ?
Ecrit pour le Défi du samedi n° 677 d'après cette consigne