L’ordinateur, on y va de plus en plus tard se mettre devant. C’est qu’on écoute la série d’émissions sur Louise Michel sur France-Culture et qu’en plus, ce matin, on a enchaîné sur la suivante qui parlait de Walt Disney.
Ensuite on se perd dans l’écoute de disques de l’édition Vivaldi chez Naive et dans le projet d’enregistrer les pochettes de ces disques pour coller ces visages modernes sur le portrait d’Isaure Chassériau !
Ne dites à personne qu’on est heureux aussi dans une tente Quechua à cuisiner des conserves sur un camping-gaz ! Ils seraient fichus de confisquer ou taxer notre épargne et nos maisons pour relancer leur économie !
« Hey Joe Krapov ! Qui donc du Pithiviers, de la religieuse au café, du baba,
Du jésuite de Belgique ou du pudding breton étouffe le chrétien si merveilleusement
Qu’il reste pratiquement coi et savoure chaque bouchée, mi-goinfre mi-jubilant ? Ton kouign-amann ?
Pourquoi faut-il qu’un histrion mignardisant, un jobard incivil
Nous tienne jambe avec ses phrases-souvenirs? A qui ne devons-nous pas dire Commercy ? Au thé vert des Afghans ?
N’humidifions jamais son quart, son baklava, son gland ou son pain-coing !
Qu’on l’arrête, le gratte-papelard ! Qu’on y fauche sa Sergent major au baveux !
Jobastre ! Spoileur de films moldo-valaques ! Gâcheur de papier !
Au cachot ! Pain rassis pour Judas ! Baquons son trauma familial gavant ! »
Après la lecture de ce texte le gars à lunettes referma son cahier orange et éclata de rire. Les dames qui l’entouraient, souriantes et concentrées, étaient à deux doigts de l’applaudir tout en se demandant si elles n’étaient pas en présence d’un vrai dingue sado-masochiste.
Marcel P. se crut obligé de réagir :
- Mais enfin ? Que vous ai-je fait ? Pourquoi tant de haine dans un monde déjà si cruel ?
- C’est de l’humour, Marcel ! C’est un texte écrit selon le procédé «la belle absente» de Georges Perec !
- Connais pas ! C’est quoi, ce procédé ?
- C’est décalqué de «Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume» !
- ???
- Dans cette phrase-là toutes les lettres de l’alphabet ont été employées. Ça s’appelle un pangramme. Dans le poème ci-dessus, tous les vers sont des pangrammes à ceci près que je n’avais pas obligation d’utiliser les lettres k, w, x, y et z et que…
- Vous êtes plus encore un tordu que moi-même !
- Bel alexandrin, Marcel ! A ceci près aussi, disais-je, que chaque vers est aussi un lipogramme ! Dans chacun d’eux manque une lettre de l’alphabet et une seule !
- Quel intérêt ?
- Les lettres absentes, mises bout à bout, constituent un mot qui est le sujet central du poème, qui lui-même est évoqué sans être mentionné dans le texte !
- N’en dites pas plus, répondit Marcel passablemnt énervé. A ce stade, il y a deux possibilités. Soit je vous provoque en duel, soit je me réveille de ce cauchemar !
***
Marcel P. choisit de se réveiller et d’oublier très vite ce que son interlocuteur lui avait balancé ensuite à propos de sa propre tambouille littéraire qui «puait la préciosité et le snobisme, schlinguait dans ses longueurs jusqu’aux limites de l’illisible et c’était sans parler du conformisme du bonhomme qui s’était très bien plu au service militaire, avait dédaigné de travailler à la Bibliothèque Mazarine et avait même postulé à l’Académie française !».
- Et alors ? avait rétorqué Marcel P., semblable en cela à François Fillon à qui on reprochait d’avoir obtenu gratuitement des manteaux de luxe et ramassé ensuite une veste dont il n’était pas sûr qu’elle lui appartînt tout à fait.
Marcel fut d’ailleurs tout étonné, plus tard dans la matinée, de ne trouver aucune trace dans le Who’s who, le Bottin mondain et le bottin téléphonique parisien de ces trois personnes : François Fillon, Georges Perec et Joe Krapov.
C’était dû à quoi, ce trouble obsessionnel qui poussait des gens inconnus de lui à venir se mettre à table dans ses cauchemars rien que pour l'embêter ?
Est-ce qu’ils remettraient le couvert la nuit prochaine ?
P.S. Pour qui n’aurait pas trouvé, la belle absente du poème est bien sûr ici « madeleine ».
C'est un nouvel exercice (oulipien ?) qui consiste à effectuer un collage d'images appartenant à un même numéro de Télérama.
Béjart vole 1
Béjart vole 2
Est-ce bien raisonnable 1
Est-ce bien raisonnable 2
Est-ce bien raisonnable 3
N.B. Est-ce bien raisonnable de trouver dans un même numéro, à peut-être deux ou trois pages d'écart, la même attitude chez le même genre de bonhomme ?
Le lendemain matin, lorsque Quand et Où se réveillèrent ils ne savaient plus très bien, à force d’avoir bu la veille, lequel était Quand et lequel était Où. Où savait qu’ils devaient aller rencontrer aujourd’hui les Multiples mais il ne savait pas où. Quand savait qu’ils devaient aller un jour à Sète mais il ne savait pas quand.
Après avoir savouré leur petit-déjeuner, Quand et Où prirent congé de l’aubergiste. Celui-ci, encore émerveillé du concert qu’ils avaient donné la veille au soir, leur fit cadeau de deux bouteilles de « bière braxéenne » pour la route. Il y avait une Anna-Marly et une Morterille.
- Elles sont fabriquées où ? demanda Quand.
- Du côté de Toulouse !
- C’est drôle qu’elles s’appellent la Braxéenne, commenta Où, parce qu’aujourd’hui nous on va dans la ville natale de Georges Braxens !
Ils arrivèrent à Sète sur le coup de midi. Ils se posèrent à la gare parce qu’Où était sûr d’y trouver une horloge. Ca rassurait Quand de connaître l’heure. Porter une montre ça aurait pu être pratique pour le type d’amnésie qu’il manifestait, qui n’était ni anosmie, ni agueusie et encore moins symptôme de Covid, mais il avait en plus la malchance d’être allergique au nickel et détestait porter, bracelet, alliance ou bague. Quant à Où, il ne se souvenait jamais de l’endroit où il avait posé la sienne.
Il soufflait un Mistral à décorner tous les boucs habitant les romans de Jean-Claude Mourlevat. Ils cassèrent la graine – quoi de plus normal pour des perroquets ? – en terrasse d’un bistrot appelé « Chez Marinette » et passèrent leur marché habituel avec la patronne, une matrone aux mamelles accortes et par ailleurs natives, avec tout le reste corrézien et corps et biens, de Brive la Gaillarde. En échange d’un concert donné le soir même par les deux drôles d’oiseaux, elle leur assurerait le gîte pour la nuit et le couvert pour le soir et le lendemain matin.
De leur étonnante besace magique qui ressemblait tellement au foulard porte-bébés des cigognes alsaciennes que c’en était un, ils sortirent des flyers (What else for birds ?) et des affiches avec un espace blanc sur lequel l’organisatrice n’avait plus qu’à inscrire la date et l’heure de la prestation : « Ce soir, ici à vingt heures, Où et Quand ».
Puis vint le moment d’aborder le motif de leur venue au pays du fumeur de pipe à guitare.
- On nous a conseillé de venir à… On est où déjà ? commença Où. - A Cette mais en fait ça s’écrit Sète depuis je ne sais plus quand, répondit Quand. - Pour rencontrer des gens qui s’appellent les Multiples.
La tenancière, madame Marinette, parut d’abord surprise puis elle questionna, un peu méfiante :
- Vous n’avez rien contre le royalisme ? - Nous ? Non. On est musiciens, on ne fait pas de politique. - Alors vous pouvez aller voir Louis. Il habite dans le quartier de la Pointe courte, traverse Agnès Varda. - A quel numéro ? - Ben…Quatorze ! - Et c’est quoi son nom de famille ? - Ben… Quatorze ! - Non, mais le numéro on l’a, c’est son nom qu’on vous demande. - Quatorze, je vous dis ! Louis Quatorze, qui demeure au n° 14 de la Traverse Agnès Varda.
« Sète foi encore, on est tonbé ché dé gen bizar », pensa Où qui ne savait plus où il avait rangé son orthographe.
***
Avec les tous les travaux qu’il y avait dans Sète derrière la gare ils durent voler pour se retrouver dans le pittoresque quartier de petites maisons de martins-pêcheurs.
Ils frappèrent au carreau du 14 parce qu’il n’y avait pas de sonnette. Ils furent étonnés de voir le costume du papy qui vint leur ouvrir. Il portait des bas de soie, un manteau d’hermine et une perruque grand siècle.
- Monsieur Louis Quatorze ? On nous a dit que vous étiez un des Multiples de Sète.
- C’est tout à fait vrai, messieurs, et plutôt deux fois qu’une. Mais entrez donc vous installer dans mon palais. Ce n’est pas Versailles, mais c’est tout à fait habitable. Vous prendrez bien un petit bourbon ?
- Ce n’est pas de refus, accepta poliment Où.
La petite maison était coquettement entretenue mais sentait le poulailler que c’en était une horreur. Trois poules picoraient sur le sol de terre battue et un grand coq lançait son cocorico toutes les trente-cinq secondes à l’intérieur de la cuisine.
- Tenez messieurs, voici vos bancs. Quant à nous, nous nous maintenons dans ce fauteuil auquel nous astreint notre grand âge de quatre-vingt-onze ans. Ne vous souciez pas de ces dames de la basse-cour et du petit marquis pérorant. Qu’est-ce qui vous amène à venir consulter la fontaine de science que nous sommes ?
- Eh bien, avoua Quand, nous aimerions savoir comment on fait pour savoir où et quand en même temps.
- Où est Caen ? N’allez pas penser que je louvoie mais il me semble que c’est dans le Calvados, non ? Je crois même que c’est le royaume du Very Bad Trip ?
- En fait, précisa Où, nous voulons savoir plutôt quand et où.
- Quand et où… En même temps ? Dans le même espace-temps ? Vous voulez parler du temps qu’il fait ou du temps qui passe ? Est-ce que je vous ai déjà raconté l’histoire des quarante-deux fillettes ? Et vous connaissez celle de la femme aux trente-cinq cœurs ?
Etait-ce le bourbon, la chaleur méditerrannéenne, le grand âge voie l’Alzheimer du bonhomme ? A partir de ce moment le vieux se mit à bayer aux corneilles et à cligner des yeux comme prêt à s’endormir.
- Quand et où, en même temps ou séparément, la réponse est peut-être « aujourd’hui » ou « Hyères » ou « deux mains ». Ou « Ici et maintenant » ou « Partout ailleurs par Toutatis ! ». Tenez, avant que je ne m’endorme, lancez ces deux dés.
Où s’exécuta et sorti un cinq et un six.
- La réponse à votre question se trouve dans l’allée 77 au cimetière marin, tombe n° trois sur la gauche. Excusez-moi, je vais devoir me rendre sur ma chaise percée puis aller faire ma sieste. C’est l’heure ou le malheur qui veut ça.
- Nous n’avions pas l’intention de prendre racine non plus, monsieur Quatorze. Nous vous remercions de votre conseil. Bonne fin de règne à vous et merci pour le bourbon, il était excellent.
***
Au cimetière marin, dans l’allée 77, la troisième tombe était celle d’un dénommé Wenceslas-André Stimane. Une inscription sur une plaque de marbre disait : « Merci de me venger si c’est possible. J’ai été lâchement assassiné le 7 juillet 1949 par des gens qui habitaient au n° 21 et qui étaient trois..»
Ils se rendirent au bureau du cimetière et demandèrent des explications sur ce crime commis par trois Sétois.
- Stimane, vous dites ? Trois ? Moi je ne sais pas trop, je suis la comptable, en place depuis quinze ans, c’est vous dire si je suis dure au mal. Mais si c’est trois, et ce n’est pas neuf, vous devriez partir tôt demain pour aller consulter la Gnangnan douillette. - La Gnangnan douillette ? Elle habite où ? demanda Où. - A Troyes ! - Et on partirait quand ? demanda Quand. - A l’aube. - C’est bien noté. Merci Madame.
Ils consacrèrent le reste de l’après-midi à arpenter les rues de Sète et à chercher des traces de Georges Braxens mais il y en avait peu. Ils montèrent par les petites rues et les escaliers du mont Saint-Clair admirer le paysage environnant. Puis ils trainèrent en ville, s'estasiant devant les barques de pêche au pied de la maison de la mer.
A l’heure de l’apéro il y avait plein de monde chez Marinette. Ce soir-là ils terminèrent leur récital en envoyant « La supplique pour être renseigné sur la plage de Sète » de Georges Braxens et se dirent qu’au moins ils savaient où et quand ils pourraient se reposer de cette journée bien remplie : c’était ici et maintenant et c’était déjà quelque chose !
Pondu le 18 mars 2021 à l'Atelier d'écriture de Villejean
Dans mon laboratoire rennais, vous ne voudriez tout de même pas que j'y fabrique des bombes atomiques, tout de même ? Ne vous inquiétez pas, d'autres s'en chargent ailleurs.
Non. Moi, je préfère pousser la chansonnette que de moccuper de l'élevage de champignons nucléaires !
Et donc, en compagnie de Boris Vian, celle-ci est en guise de remerciements à ce cher oncle Walrus, notre tenancier de boutique préféré !
Joe Krapov est poète, humoriste (?), musicien à ses heures et photographe à seize heures trente. On trouvera ici un choix de ses productions dans ces différents domaines.