1 C’était un très fumeux big band Qui datait un peu du Big Bang : On jouait du jazz Dixieland, On était fringués comme Jack Lang, Ch’veux plaqués à la brillantine Sauf un échalas qui détonne.
Si vous aviez vu la trombine Du gars qui jouait du trombone !
2 C’était la môme Joséphine Qui jouait du grand saxophone. Elle envoyait sa sonatine Dans l’pavillon du sonotone Des clients qui prenaient racine Au casino de Carcassonne.
Si vous aviez vu la trombine Du gars qui jouait du trombone !
3 L’alto jouait du Borodine, Le chef hurlait : « Il y a maldonne ! Vous jouez à côté d’vos bottines, Le programm’ c’est Duke Ellington ! On doit faire danser Ernestine ! Balancez-lui un Charleston ! ».
Si vous aviez vu la trombine Du gars qui jouait du trombone !
4 Le chanteur buvait trop de fine Certains soirs il était aphone Mais, toujours d’une humeur badine, Il entamait, pour qu’on s’bidonne La chanson d’Anna Karénine Qu’avait composée John Lennon !
Si vous aviez vu la trombine Du gars qui jouait du trombone !
5 La chanteuse s’appelait Marilyn Elle avait une crinière de lionne Nous étions tous amoureux d’elle De ses froufrous, de ses dentelles. Elle électrisait toute la troupe Rien qu’en ondulant de la croupe.
Si vous aviez vu la trombine Du gars qui jouait du trombone !
6 N’empêche, la jolie Colombine, C’est lui qu’elle avait à la bonne ! Aussi fûmes-nous dans la débine Quand après le concert d’Eaubonne Il piqua notre Marilyn En lui promettant Babylone
Nous étions d’humeur vipérine, Chocolats comme Toblerone !
7 On n’y avait vu que du bleu Il avait bien caché son jeu ! Le chef en a perdu le goût De nous faire jouer l’blues du Bayou L’orchestre fut dissous, c’est moche Et on en fut de notre poche :
L’énamouré et sa gonzesse Avaient filé avec la caisse !
8 Si vous aussi êtes musicien, Je vous le dis pour votre bien, Faites attention à la bobine Du gars qui souffle dans l’trombone !
Avec sa tête d’Aldo Maccione Il combine de drôles de machines ! Avec ses allures d’Al Capone Il peut embarquer votr’ copine !
Une fois qu’ils avaient touché leur solde, les bidasses, munis d’une permission en bonne et due forme signée du Feldmaréchal des Logis Guillaume allaient s’agglutiner en troupeau à l’arrière des camions. « Pète la ridelle ! » entendait-on. A Strasbourg, ils envahissaient le hall de la gare pour s’entasser ensuite dans les wagons du train pour Paris. Cela constituait un joyeux melting-pot, un tumulte plein d’insultes venues « des quatre coins de l’hexagone ». Les Bretons s’en retournaient retrouver leur celtitude vers Le Pouldu ou Saint-Cast-le-Guildo, les Normands bouffer de la crème fraîche et des « p’têt’ben qu’oui p’têt’ben qu non » à Villedieu-les Poêles. Je ne me souviens plus si le train traversait ou pas Sainte-Menehould mais ça n’a pas d’importance.
Même quand nous n’étions pas de garde ou consignés Aldebert et moi restions à Schiltigheim. Dans la caserne enfin calme, dans la piaule dortoir vidée de ses exaltés, nous sortions du placard une bouteille de Rivesaltes et c’était un bol d’air que d’opérer cette halte œnologique et de prendre ainsi de l’altitude par rapport aux théories de Paul Déroulède.
- Le malthusianisme est le mal du siècle, disait souvent Aldebert. Les militaires pratiquent cette criminelle doctrine en ôtant la vie des enfants des autres. - Et éventuellement les nôtres ! ajoutais-je alors.
Après le repas du soir, Aldebert m’empruntait mon gel douche, allait se laver, se shampouiner puis il revenait vêtu de son peignoir en éponge blanc, roulant des épaules comme Aldo Maccione, une vedette italienne des nanars de l’époque qu’il imitait à la perfection. Il s’allongeait ensuite sur sa paillasse et lisait « Vol de nuit » de Saint-Exupéry ou l’intégrale des œuvres du natif de Ville d’Avray, Boris Vian, que je chérissais moi aussi. Je ne manquais jamais, d’ailleurs, ces fins de soirée-là, d’entonner sur ma guitare la « Java des bombes atomiques » et, en sourdine quand même, « Le Déserteur » et « Le Joyeux tango des bouchers de la Villette ».
Le samedi après-midi, nous rendions visite aux filles des deux maisons. Il y avait encore à Schiltigheim, à l’époque, des maisons colorées comme on en voit dans le quartier de la vieille France à Strasbourg : garnies de couleur bleu cobalt, rose, moutarde, vert olive, elles mettaient dans la ville « de garnison » autant de gaîté qu’à Burano près de Venise les pêcheurs en ont mis ou qu’à l’île de Groix en Morbihan où les maçons italiens ont aussi œuvré au bonheur des yeux.
Dans la maison rose sévissait – mais quels doux sévices c’étaient ! – la blonde Brunehilde. C’était notre chèvre Amalthée, notre Paris Hilton, un Val de grâce à elle-toute seule que cette belle dame. Entourée d’un cénacle de poètes disparates, elle était la maîtresse d’œuvre de ces matinées littéraires au cours desquelles elle-même jouait de l’alto entre deux déclamations. De vieux émules rimbaldiens se lançaient dans « Le bateau ivre », des dames à chignon exultaient de contentement en susurrant du Paul Géraldy. Dans cette guilde de vieillards accros à la Boldoflorine, Aldebert et moi n’avions aucun mal à surprendre et à détendre l’auditoire avec nos interprétations de Boby Lapointe et nos reprises de stupidités de Georges Milton : « Je t’attendrai sous l’Obélisque » « On se fait pouêt pouêt » ou « C’est pour mon papa ». Autant d’appels cachés ou de déclarations d’amour subliminales à la « golden hair lady of the pink house ». Notre désir le plus fou relevait de l’héraldique : nous rêvions de lui interpréter un jour « Le blason » de Georges Brassens !
Sur le coup de cinq heures nous remettions nos paletots et nous nous transportions dans la maison voisine dont la forme identique et le pignon blanc pimpant évoquaient le palais de « Dame Tartine » ou la maison d’Hansel et Gretel – Hansel et Bretzel comme disait Georges W. Bush avant de s’étouffer avec -. Nous passions justement en quelques mètres d’un univers artistiquement altruiste à un monde plus sombre et sauvage, romantique, germanique et gothique, des pages « culture » du « Monde » à celles de « Die Welt der Geister ». Ce journal trônait dans l’entrée avec « Bild » et Hildegarde nous accueillait avec cordialité mais distance. Sa chevelure aile de corbeau, son teint pâle, son regard noir et froid comme un hiver moldave, ses pulls en mohair et ses jupes écossaises plissées comme des kilts nous faisaient rêver à moult flambées dans la cheminée et de whisky pur malt mais avant la séance on n’avait droit qu’à de l’Ovomaltine au goûter.
- Posez-là votre guitare, Gerald !" m’ordonnait-elle en nous faisant pénétrer au salon. Comment va ma voisine Brunehilde ? Je voulais aller l’écouter en concert à la cathédrale de Strasbourg mercredi mais c’est sold out.
Nous étions toujours les premiers. On attendait en caressant le chat noir l’arrivée d’Ysolde Schwarzwald, une demoiselle grassouillette sans laquelle rien n’eût pu se faire car c’était elle la médium. Puis venait Jean-Balthazar Chanal, un type un peu louche qui avait voyagé des Maldives jusqu’au delta du Gange et qui, par sécurité, disait-il, se baladait avec un Colt dans la poche droite de son long manteau à la Sergio Leone qui lui donnait de faux airs de Wild Bill Hickok.
Une fois que le quintette était au complet, on fermait les volets de la maison blanche, et, comme l’appelait Aldebert, la séance de « Spirite in the sky de Norman Greenbaum » commençait. Poltergeist, es-tu là ?
En fîmes-nous tourner, des tables, à cette époque ! Avec quels esprits tordus n’entrâmes-nous pas en communication ! Il y eut un Ildefonse de Tolède dont nul(le) d’entre nous n’avait entendu parler, une Mary Bolduc qui comprenait tout de travers, un esprit voyageur qui nous a contactés depuis l’étoile Aldébaran dans la constellation du Taureau, Harald III de Norvège et puis une Mrs Vanderbilt qui est revenue souvent, vivant dans la jungle, couchant sous une tente avec M. Paul de Liverpool, à ce qu’elle prétendait.
- Hold on baby, hold on ! » conseillait Chanal à Mlle Schwarzwald quand il sentait que la médium était sur le point de défaillir.
Sous la table, souvent un pied frottait le mien. Mais à qui donc pouvait-il bien appartenir ?
Nous en causions parfois avec Aldebert à la pizzeria où, le soir, nous nous reconstituons à coup de platées de spaghetti al dente ou au Balto, plus tard, quand, survoltés, nous jouions au flipper jusqu’à ce que la bécane trop secouée finisse par faire tilt.
- Moi aussi on m’a fait du pied, répondait-il mais en matière de drague, si tu veux bien, chacun se mêle de ses oignons. Socrate a dit : Le secret du changement, c'est de concentrer toute son énergie non pas à lutter contre le passé, mais à construire l'avenir.
Je ne sais pas quel avenir Aldebert s’est construit. Lorsqu’est arrivé le temps de la quille, je l’ai laissé allongé ivre-mort sur un banc de la gare de Strasbourg et je ne l’ai jamais plus revu. Je ne sais pas si Brunehilde n’est pas devenue une « old laughing lady » comme nous en connaissons tous maintenant que les gens vivent plus vieux. Je ne saurai jamais si c’était Hildegarde ou Ysolde qui me faisait du pied sous la table tournante. Ou Aldebert ou Chanal ! Et je me demanderai toujours si ce Chanal-là avait quelque chose à voir avec l’adjudant qui séquestrait des appelés dans sa camionnette à la même époque du côté de Mourmelon-le-Grand. Si c’était le même, alors, malgré les gardes par – 15°, la fraîcheur du Gewürztraminer et la neige dans le paysage d’Alsace, je pourrai dire que j’ai eu chaud à Schiltigheim !
1 Je ne fais pas preuve de morgue Car je ne suis pas un cyborg Mais j’ai plus de chaleur humaine Que ce sinistre énergumène : Je veux déclarer en exergue Que je ne suis pas l’iceberg Qui sema jadis la panique Sur le paquebot Titanic
Parmi les voiles que l’on cargue Je suis un peu le subrécargue D’une compagnie de poètes Et de bateaux ivres de fêtes
2 Comme arguments à nos folies Ou même à nos mélancolies Nous n'avons qu'arguties faciles : Notre adoration de Cécile, La patronne des musiciens, L’amour des mots neufs ou anciens, Des maximes de Vauvenargues , Des formules folles qu’on largue.
Parmi les voiles que l’on cargue Je suis un peu le subrécargue D’une compagnie de poètes Et de bateaux ivres de fêtes
3 Je ne monte pas sur les vergues Pour déclamer du Lichtenberg ; Plus qu’un pyrargue sur les voiles Je suis le targui des étoiles, Le flamant rose de Camargue Et dans mes plus beaux jours je nargue Tous ces fiers à bras qui refourguent Leurs devises du Luxembourg
Parmi les voiles que l’on cargue Je suis un peu le subrécargue D’une compagnie de poètes Et de bateaux ivres de fêtes
4 Seule chose dont je me targue Sur les pas de Léon-Paul Fargue, Je suis un piéton de la Terre Abasourdi par ses mystères, Par ses beautés de Sorgue, d’îles, Ses escargots, ses crocodiles, Ses fleuves, ses flots batailleurs, Ses vents qui poussent vers ailleurs
Parmi les voiles que l’on cargue Je suis un peu le subrécargue D’une compagnie de poètes Et de bateaux ivres de fêtes
Les photos de l'Etoile du Roy ont été prises à Saint-Malo le 9 mars 2014
Pour peu que votre cœur vous porte vers les cieux On vous fait chevalier, on vous donne une épée. Votre croisade aura des grandeurs d’épopée, Vous combattrez pour votre Dieu ou pour vos Dieux.
Là où quelque dragon a dévasté les lieux, Rançonné, et mangé la brebis étripée, Le malheur par-dessus chante sa mélopée : Le courage des hommes est demeuré vœu pieux.
A force d’illusion, vous devenez héros. Le feu flamboie en vous comme en un brasero Mais les dragons jamais eurent-ils existence ?
Au printemps des croyances en l’avenir meilleur, A mains nues, dans la paix, loin des guerrières stances Il faudrait travailler, ensemble, de tout cœur.
N.B. Ceci doit être le treizième texte de « 99 dragons : exercices de style » mais je ne sais déjà plus où j’ai publié les autres ! Celui-ci à été écrit pour "Un mot, une image, une citation" du 1er avril 2013 d'après cette consigne.
Apprendre le français, ce doit être une punition bien pire encore que le goulag !
Si j’étais étranger, je ne sais pas si je ne préférerais pas me déplacer à pied dans la neige sibérienne ou demeurer inuit monoglotte dans mon igloo plutôt que de m’atteler à l’apprentissage des exquis mots de cette langue illogique et complexe au point qu’elle perturberait mon unique neurone. Si j’étais étranger, je crois que je n’aurais encore et toujours qu’un seul neurone et des synapses en capilotade. D’ailleurs ne suis-je pas un étranger, vu de Bruxelles, d’Iowa, du Vexin ou de Sibérie, des pays où il neige bien plus qu’à Rennes-des-Tropiques-du-Cancer ?
Mais revenons à la linguistique, la sémantique, la casuistique et à nos moutons de Panurge qui broutent dans la taïga tandis que passe la troïka par-dessus les banques gigognes à Chypre. Le mot que nous examinerons aujourd’hui est en effet « oligarchie ».
La seule chose à retenir pour nous de ce système peu unique mais fort inique est que le tenant de l’oligarchie ou plutôt celui qui est à sa tête s’appelle un oligarque. Jusque-là, tout va bien, ou mal si on est en Russie et qu’on est journaliste un petit peu trop curieuse des moeurs de ces oiseaux.
En France, avant l’oligarchie, nous avions la monarchie. A la tête du royaume se trouvait le roi ou le monarque. Jusque-là tout allait bien aussi sauf que le système a disparu lorsque le roi Louis XVI n’a plus eu toute sa tête.
On aurait pu, je trouve, appeler le système qui s’ensuivit l’oliguillotinarchie mais, outre que je n’étais pas né à cette époque pour faire des suggestions a Fabre d’Eglantine, on a préféré l’appeler « la Révolution française » et/ou « la Terreur ». Certains nostalgiques éclairés de la monarchie, les aristocrates dits « à la lanterne », prétendent que, depuis, c’est l’anarchie. Et c’est là, de fait, que la langue française se met à déconner ! Du coup, chose peu croyable, je suis d’accord avec eux alors que je suis né sans culotte – on me l’avait barbotée dans ma couveuse à la maternité de Wambrechies-dans-la-Colle -. En effet au concept d’anarchie ne correspond aucun vocable qui ressemble de près ou de loin à « anarque » !
C’est quoi, ce bordel ? Comment voulez-vous que mon étranger francophile s’y retrouve s’il n’y a pas plus de logique que cela dans nos phonèmes, nos syntagmes, nos paradigmes, nos apophtegmes, nos dogmes et nos zeugmes ?
En même temps, l’absence d’ « anarque » est un peu logique : les tenants de l’anarchie n’aiment pas les chefs. On les appelle donc tous du même nom d’anarchistes ou d’anars. « Y’en a pas un sur cent mais pourtant ils existent », comme chantait Léo Ferré. Mais ne leur jetons pas la pierre car l’autre difficulté pour nos amis étrangers provient, dans le camp d’en face, de cette nouvelle catégorie d’oligarques qu’on appelle des énarques. Pour ceux-là, point d’ « énarchie » mais une ENA (Ecole Nationale d’Administration). Va comprendre, Charles !
Vous avouerez que Stéphane Hessel avait raison et qu’il y a là de quoi s’indigner comme je le fis la semaine dernière en donnant ma définition un peu abrupte du directeur. Alors tant pis si je passe pour un anarchiste mais à l’instar de Guy Bedos qui n’avait pas d’indignations sélectives mais des indignations successives, je dirai à nouveau, ce jour, que les gens de pouvoir nous emmerdent, « bien plus qu’ils ne nous font rire » mais là c’est Coluche qui parle.
Pour en finir une fois pour toutes avec ce sujet un peu pourri, glissons sur la neige fraîche et dans notre cours quelques notions de bonnes mœurs et de savoir-vivre. Bouclons la boucle et revenons au goulag, comme disait Soljenitsyne. Apprenez qu’en Russie, on ne dit plus « Comment tu vas camarade oligarque ? ». Non, maintenant on demande : « Comment ça gaze, Prom ? ».
On ne dira pas non plus au poète Pétrarque : « Eh mec, y ‘a ta pétroleuse qui s’est encore plus que bourrée à la vodka ! » On lui demandera : « Est-ce que vous avez lu Tintin au pays de Laure noire ? ».
Je vous aurais bien volontiers parlé aussi des hérésiarques, des anasarques, des hiérarques, des éparques, d’E.M. Remarque, des trois Parques, d’Isaure Chassériau et des Frères Park (Jurassic, Luna et Central) et de tous ces autres hôtes de marque qui nous mènent en barque mais j’ai assez dit de bêtises pour aujourd’hui. Je repasserai la semaine prochaine… ou bien Plutarque !
Ils sont venus dès qu'ils ont entendu ce cri, ils sont tous là, il va mourir, Wang Pekin Pao !
Pour l'instant ils font antichambre en bas, dans l'immense salon de réception de cette grande propriété américaine.
Ils lui doivent tous un peu de leur situation au patriarche milliardaire. C'est pourquoi ils se taisent et se toisent en attendant que le vieux clamse.
Là-haut dans sa chambre, le mourant tire sur sa pipe d'opium car il n'est pas encore temps de la casser tout à fait. Il a l'air aussi tranquille qu'un missionnaire de l'église baptiste mais ce n'est qu'apparence. Sa vieille épouse, silencieuse à ses côtés, sait bien qu'il attend et elle sait qui il attend.
- Pas d'autres nouvelles du petit-fils ? demande-t-il entre deux ronds de fumée. - Son avion a atterri à 12 h 13. J'ai envoyé le chauffeur le prendre à l'aéroport. - C'est bien. Passe-moi la photo.
De son grand-père, Sam Pekin Pao, il ne lui reste que cette photographie. Encore ne représente-t-elle ni le vieil immigré édenté qu'il a connu enfant ni le jeune architecte immigrant dont les sacrifices et les efforts sont à l'origine de la réussite familiale sur le territoire des Etats-Unis. Il s'agit en fait d'une ferme située là-bas en Chine. L'aïeul y avait exécuté son premier contrat. On l'avait mis au défi de réaliser une porte un peu spéciale.
De fait, ce travail relevait de la gageure : à part cinquante centimètres au sol, le chambranle de la porte à créer était régulièrement circulaire. Tous ses prédécesseurs s'y étaient cassé les dents pour une raison bien simple : s'ils ne mettaient qu'un seul gond, le poids de la porte une fois ouverte et l'équilibre précaire du cercle reposant sur un seul point au sol n'avaient qu'une conséquence : la porte se cassait la gueule, le gond se descellait, tout était à refaire.
Ceux qui posaient un deuxième gond se trouvaient dans une position pire encore : la porte ne pivotait plus !
Grand'père Sam faisait rire toute la famille en racontant à sa façon comment il avait coupé la poire en deux : « Quand l'imbécile montre la Lune, le sage regarde les croissants qui la précèdent et qui la suivent. Si tu veux être un battant dans la vie, commence d'abord par en imaginer deux pour ta porte ! »
Comme le jeune homme, à l'époque, ne manquait pas de ressort, il en avait ajouté deux et la porte se refermait automatiquement comme si un groom magique et invisible était chargé de cela. Fier de sa trouvaille, il avait monté son entreprise puis émigré aux Etats-Unis. Il y avait fait fortune en plaçant un peu partout et notamment à l'entrée des saloons qui faisaient florès à l'époque sa porte « Pekin Pao ».
Tout cela était très loin maintenant et la Pekin Pao Enterprise vendait maintenant des immeubles entiers équipés de cellules photo-électriques, d'informatique intégrée, des appartements intelligents dans lesquels tout était programmable et programmé.
Tout comme son grand-père Sam, le vieux Wang avait réussi pleinement sa vie et il serait bien parti tranquillement vers les prairies de l'Eternel, une nouvelle vie dans un nouveau corps ou même vers « rien du tout où on vous foute la paix » si une question annexe, ridicule et superfétatoire ne l'avait pas taraudé ces dernières années. Une question d'autant plus stupide que ce souvenir ne lui appartenait même pas en propre ! Il n'empêche, elle lui faisait le même effet qu'un petit caillou dans la godasse du randonneur. Et c'est son propre petit-fils qu'il avait chargé de LA mission. Zozo Pekin Pao venait de passer six mois au pays des ancêtres. A force d'explorations au pays du fleuve jaune et de questions posées au pays du fleuve bleu, il avait fini par retrouver l'endroit, le mur de ferme demeuré intact avec son trou circulaire. De là-bas, il avait envoyé un double de la photo que le vieux tenait maintenant serrée contre son cœur.
Soudain Wang entendit crisser les pneus de la voiture sur le gravier de l'allée. La limousine s'immobilisa devant le perron.
Zozo en descendit, cravaté, vêtu d'un costume bleu ciel, l'attaché-case traditionnel à la main et les lunettes à monture d'écaille sur le nez. Il ne salua personne dans le hall alors que tous les regards inquiets du salon de réception s'étaient tournés vers le nouvel arrivant.
Il grimpa l'escalier quatre à quatre, rectifia le nœud de sa cravate et frappa à la porte de la chambre. Sa grand'mère lui ouvrit la porte. Il l'embrassa. Elle essuya une larme, lui serra le bras et elle sortit de la chambre, le laissant seul avec l'ancêtre.
Il s'approcha du lit, regarda Wang. Le grand-père avait le teint cireux mais l'œil encore vif, les mains croisées sur la poitrine. Il s'inclina respectueusement devant l'aïeul.
- Alors, demanda le vieux. As-tu la réponse ?
Zozo s'assit, posa son attaché-case sur le sol. Il croisa les jambes, étira les bras.
- J'ai la réponse, grand-père ! - Toute une vie, Zozo ! Toute une vie ! On peut être actif toute sa vie, tout comprendre à l'économie, faire de l'argent, réussir financièrement, socialement, se rendre indispensable à ses contemporains, avoir la reconnaissance des puissants de ce monde. Il y en a même, excuse-moi, mais nous sommes entre hommes, n'est-ce pas, qui font des étincelles avec leur bite et qui la mettent dans toutes les prises de courant qui passent à leur portée ! - J'ai toujours évité de loger dans une suite qui aurait porté le n° 2806, grand père. Je sais que ce nombre porte malheur ! - Tout est possible, tout est réalisable dans une vie humaine. La science et la conscience n'ont cessé de nous faire progresser mais personne ne peut rien contre le caillou dans la godasse ! Et parfois tu te déchausses, tu secoues, tu as l'impression que le caillou tombe et quand tu remets la grolle il y a toujours une pointe qui te rentre dans le talon. - Tu te trompes, grand-père Wang. L'obstination humaine vient à bout de tout. - Ca m'aurait vraiment fait mal au cul de partir sans savoir pourquoi cet architecte de merde a imaginé une porte ronde à cette ferme pourrie d'où toute notre histoire est partie !
Il reposa la photo sur la table de chevet.
- Est-ce qu'on était seulement en état de deviner ? - C'est un peu tordu, de fait. - Vas-y, dis. Attends, avant, remonte mon oreiller !
Le petit-fils s'exécuta.
- Alors ? - C'était l'enceinte d'un élevage. - Mais encore ? - Un élevage de paons. - Je ne comprends pas ? Ca explique quoi ? - Le paon fait la roue. - C'est aussi con que ça ? - Si on veut. Mais ses plumes sont très recherchées. Elles servent dans la mode et la chapellerie.
Le vieux tira une longue bouffée de sa pipe. Ses yeux pétillaient de malice désormais.
- Toi, tu me caches encore quelque chose ! - Ca m'a donné une idée, grand-père. J'ai racheté tous les élevages de paon que j'ai pu trouver là-bas. - Et ? - Et j'ai aussi racheté la fabrique de chapeaux de Phenix. Et les droits de la chanson de Maurice Chevalier. - J'ai compris. Tu vas lancer... Tu vas relancer... Le chapeau de Zozo !
Le jeune technocrate esquissa un sourire. Ce grand-père Wang quand même, quelle culture, quelle complicité !
- Donne-moi mes bottes, Zozo et décroche mon Stetson de la patère. Tu vas me raconter tout ça plus en détail au restaurant !
Bientôt le vieil homme ne ressemble plus du tout au mourant qu'il était il y a encore une heure. Puis, suivi d'un jeune type effacé et admiratif, le vieux cow-boy fringant descend le grand escalier.
- Rentrez chez vous, bande de fainéants, lance-t-il aux éplorés silencieux du salon de réception. Nous avons encore à faire ici-bas ! Les Chinois viennent de réinventer la roue !
Vêtue de probité candide et de lin blanc Voici qu’on m’a collé des ailes dans le dos Et mis une auréole en guise de chapeau ! C’est quoi ce carnaval dont je me bats le flanc ?
Pourquoi m’expédier là ? Je n’ai rien fait de mal ? Et pourquoi m’habiller de cette camisole ? Dès le premier abord, c’est sûr, il me désole Ce monde aseptisé comme un grand hôpital !
Que l’on me débarrasse, enfin, de ces atours ! Permettez-moi, mon Dieu, de faire demi-tour : J’avais tout ce qu’il faut pour faire une diablesse !
S’il est vrai qu’on retombe en enfance en enfer, Laissez-moi avouer mon rêve et ma faiblesse : Je veux chauffer mes fesses auprès de Lucifer !
- Vous venez souvent ici, chère Madame ? - Chaque fois qu’il y a un karaoké, mon beau monsieur. C’est une bonne occasion de sortir mon mari. Le médecin a dit qu’il doit bouger. Sinon il est toujours fourré sur son ordinateur ou dans ses cahiers à écrire comme un malade. Qu’il est, du reste.
- Votre mari écrit ? Des romans ? Des essais ? Des articles ? - Ne le répétez à personne : il fait de la poésie ! - De la p… ? Non ? Vous plaisantez, j’espère ? De nos jours ! Ce doit être illisible ? - Ca l’est d’autant plus que Louis écrit en alexandrins ou en vers qui riment. Avant qu’il ne devienne ce grand corps malade il allait même déclamer sa production dans les cafés-slam ! - Il a une maladie ? Il semble bien conservé pourtant. Bonjour, monsieur le poète !
Le mari de la dame à l’accent étranger ne répond pas. Il a les yeux fixés sur l’écran de télé géant où défilent les paroles des «Feuilles mortes» de Prévert et Kosma qu’une Lara Fabian d’occasion est en train de massacrer, au grand dam d'un ancien scientifique belge qui se bouche les oreilles. Ca ne semble pas le gêner, lui, le poète : déjà que les aveugles sont parfois sourds à ce qu’on leur braille, il ne faut pas s’étonner si les émules de Verlaine trouvent un peu longs les sanglots des violons dans leur sonotone.
- Excusez-le, il a des absences. Le plus terrible c’est quand il redevient lucide. Il m’accuse de lui avoir fait perdre la boule. Un jour il m’a dit : « Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire !". Vous vous rendez compte ? - C’est vrai que vos yeux sont très beaux. Vous avez dû faire des ravages quand vous étiez jeune. J’espère que je ne vous vexe pas en vous disant cela. Vous devez d’ailleurs encore en faire beaucoup. - C’est vrai, monsieur très cher. Ma sœur Lili et moi, autrefois, nous avons vu défiler toute la Russie chez nous. Si je puis vous confier un secret, cher monsieur… Quel est votre prénom ? - Marcel. Marcel Stroskane, pour vous servir. - Eh bien mon cher Marcel, il n’y a que le transsibérien à ne pas nous être passé dessus ! Ces succès amoureux étaient d’autant plus surprenants que nous avions la réputation d’avoir un cœur de pierre. - Des jaloux, des médisants, sans doute ?
- Non, des plaisantins : notre nom de famille était Brique ! Et du coup, après avoir écumé toute l’URSS, j’ai fait le mur et je suis allée en Italie où j’ai changé de nom et de prénom. C’est à Venise que j’ai rencontré cet idiot : il voulait s’y suicider. Se suicider à Venise, il y a de quoi se gondoler, non ? - Vous exagérez certainement. Vous n’avez pas l’air d’avoir été malheureuse ? - Pas autant que ma sœur en tout cas. Elle aussi a épousé un poète mais il n’a pas survécu. - Ce sont des êtres fragiles, paraît-il ? - Fragiles ? Vous rigolez ? Mon Louis a été très résistant.
Le Louis en question, fantôme un peu hagard, vient de se lever en entendant les premières mesures du « Chiffon rouge » de Michel Fugain. C’est une institutrice en combinaison de ski qui le chante en levant le poing. Louis la fixe d’un regard quasi amoureux et on voit ses lèvres trembloter comme s’il prononçait les paroles de la chanson mais en fait un lecteur averti décélerait qu’il prononce tout bas celles de « L’Internationale ».
Marcella le fait rasseoir puis elle dit à Marcel :
- Vous avez quelque chose de prévu après ce karaoké ? Vous pourriez venir à la maison faire plus ample connaissance ? Nous habitons à deux pas d'ici.
Comme ça fait déjà dix minutes qu’elle lui fait du pied et que, dessous la table, elle a posé la main sur le haut de sa cuisse, vraiment tout en haut, Marcel lui répond :
- Volontiers ! Puis il ajoute : - C’est moi qui chante la prochaine ! Effectivement on l’appelle et il entame avec élégance et suavité « Sous les jupes des filles » de Souchon.
- Toi, mon cochon, pense Marcella, tu n’es pas la moitié d’un ! On va s’en donner, toi et moi ! Dès que je t’aurai chanté «Déshabillez-moi», je vais te faire perdre ton latin exactement comme Juliette a fait perdre son Gréco-romain à Roméo : de haute lutte !
Puis elle s’adresse à Louis :
- Tu vas avoir du spectacle, ce soir Louis ! Du comme tu l’aimes ! Et puis comme ça m’ennuie d’avoir laissé notre roman inachevé, je crois qu’avec mes aventures post-Aloys, avec ce type-là et les autres qui l'ont précédé et le suivront, je tiens un bon sujet de best-seller ! Allez, chauffe, Marcel !
Mais cette promesse vient trop tard. Affalé dans son fauteuil sous le portrait de Blanche de Castille – la déco du salon où a lieu le karaoké est manifestement assez surréaliste – Louis s’est oublié, il a oublié Blanche, Marcella, Nancy et les autres : il s’est endormi. Riche de toutes ces musiques, heureux de cette humanité chantante, n’ayant plus à se soucier de la ligne puisqu’il est parti, tranquille comme un roi sous sa crinière d’argent, voilà que Louis dort.
Et dans son rêve du moment, dans un autre univers un peu plus chatoyant, un homme et une femme, à l’unisson, chantent sans trop la massacrer une des chansons qu’il a écrites.
Joe Krapov est poète, humoriste (?), musicien à ses heures et photographe à seize heures trente. On trouvera ici un choix de ses productions dans ces différents domaines.