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Mots et images de Joe Krapov
13 décembre 2023

IL FAUT S'EN REMETTRE AU HASARD

Elliott Erwitt - California kiss 1956

Il faut s’en remettre au hasard. J’aurais pu ce soir proposer à l’atelier d’écriture dont je suis l’animateur des poèmes publiés dans le magazine La Croix-L’hebdo ou des images de sa rubrique « L’Art et la manière » dans laquelle un journaliste analyse une œuvre d’art.

Or il se trouvait parmi celles-ci, la photographie prise par Elliott Erwitt du fameux « Baiser californien ». Alors j’ai fait le lien avec l’information nécrologique entendue il y a peu sur France-Culture le 29 novembre, date de son décès.

En conséquence – ou du coup, si on préfère – je suis allé voir ses autres photos sur Internet et je n’ai pas été déçu de mon voyage internautique.

Il faut s’en remettre au hasard. Mais en est-ce un vraiment ? En ce moment mon passionnant livre de chevet s’appelle « Un Livre à soi ». C’est un recueil de textes divers de Francis Scott Fitzgerald. De ce fait j’ai regardé récemment un documentaire sur les rapports entre Hemingway et Fitzgerald. Et du coup je lis aussi « Paris est une fête » du gars Ernest. Définitivement, je préfère Francis ! Et me voilà donc avec un troisième voyageur américain, plus tardif, qui s’en vient jeter un œil digne du Droopy de Tex Avery sur le beau pays de France où du reste il est né en 1928 et qu’il a quitté à l’âge de huit ans.

Il faut s’en remettre au hasard. Parmi les quinze photos proposées j’ai choisi, le premier, celle-ci, prise au château de Versailles.

Elliott Erwitt - Versailles 1975Elle ressemble terriblement à un dessin de Jean-Jacques Sempé. Sous le regard étonné d’un Louis XIII jeune ou d’un quelconque courtisan ou ministre de Louis XIV à qui on vient d’interdire l’usage du 49.3 trois visiteurs du château sont en arrêt devant un tableau noir au centre duquel ne figure qu’une étiquette blanche. Non, ce n’’est pas un tableau de Soulages revu et corrigé par Malevitch !

Je subodore qu’il est inutile d’interroger le gardien qu’on voit de dos en train de se dégourdir les jambes. Nous ne sommes pas dans la photo mais devant et si on peut toucher son épaule du bout de l’index, ça ne lui fera rien, il ne sentira rien. Et donc pour savoir ce qui est écrit sur le papier au milieu du tableau il faut peut-être agrandir l’image.

Moi je préfère m’en remettre au hasard et encore plus à mon imagination folâtre. Je décrète qu’il est annoncé : « Isaure Chassériau a quitté son tableau le 1er avril 1999. Nous sommes sans nouvelles d’elle depuis ce jour. ».

 

Isaure 1024

Sans doute est-ce la position des bras de la petite fille, presque identique à celle de la dame en rose du Musée des Beaux-Arts de Rennes qui m’a rappelé cette histoire sortie de mon cerveau d’hurluberlu notoire.

***

One silver dollar… S’il y a bien quelque chose de commun à ces trois voyageurs américains, Fitzgerald, Hemingway, Erwitt, c’est bien leur absence de réticence à parler d’argent.

Le texte le plus drôle de « Un livre à soi » est ce long chapitre ou Scott et Zelda, riches de leurs 36000 dollars gagnés l’année précédente viennent s’installer, en 1924, sur une Côte d’Azur encore déserte. Ils alignent séjours à l’hôtel, locations de villas luxueuses avec nurse, domestiques, jardinier, achat de voiture, restaurants et fêtes bien alcoolisées. Ils auront vite fait de tout dépenser sans s’en rendre compte.

Hemingway, encore inconnu, vit pendant ce temps-là avec femme et enfant dans un quartier populeux de Paris avec un maigre salaire de journaliste, correspondant en France d’un journal de Toronto. Pour arrondir ses fins de mois il va jouer aux courses, gagne parfois mais juge plus prudent de s’arrêter. Paris est une fête dans laquelle il tient le rôle du pauvre et les portraits qu’il dresse des autres exilés américains ne sont pas très flatteurs.

Elliott Erwitt - Lucienne Van Kan 1954Pour Erwitt, on ne sait pas, mais ce cliché, par exemple, là où je l’ai récupéré sur Internet, sur un site de vente d’oeuvres d’art, est vendu 7000 $. On est d’accord : c’est l’oeuvre d’un photographe prestigieux, reconnu, publié, exposé.

Mais cette photo, prise en 1954, qu’a-t-elle d’exceptionnel ? Qui est cette dame? Consulte-t-elle son livre de comptes ou procède-t-elle à la lecture de « L’Adieu aux armes » sur la table de sa cuisine ?

J’ai déjà oublié son nom de baptême. De la bouteille dans le coin en bas à droite de la photo carrée, si je m’en remets au hasard et à ma mémoire, je peux juste dire qu’elle me fait penser au mot « grappa ». A tort, du reste. C’est plutôt là le conditionnement des bouteilles de chianti qu’on voit là. Quelquefois le hasard se trompe !

7000 $ ! Il doit certainement me manquer un neurone mais pour ma part, je ne me pose jamais la question de la valeur financière de ce que j’ai acquis ou fabriqué moi-même. Peut-être que la photo de mes grands-parents avec leurs enfants à Karpacz en Pologne en 1950 vaut plusieurs milliers d’euros ? De toute façon je ne la vends pas, ni aucune de celles, nombreuses que j’ai prises moi-même. Elles n’ont pas de prix.

***

Il faut s’en remettre au hasard : il est parfois très drôle. Ce matin j’ai failli photographier, depuis le bus qui m’emmenait à Beaulieu, alors qu’il était arrêté au feu rouge de l’avenue Janvier, une classe de moutards de maternelle qui attendait l’ouverture des portes du Musée des Beaux-arts pour aller faire la connaissance d’Isaure Chassériau. Ils avaient tous des gilets fluo oranges, roses ou jaunes. D’autres individus plus virulents auraient tiré au LBD dans ce tas d’indisciplinés mais j’ai respecté leur droit à l’image et j’ai surtout eu la trouille d’être dénoncé après publication comme photographe pédophile.

Oui, le hasard est drôle. La troisième image qui me revient lors de ce jeu de logorallye tournant – l’animateur d’atelier a retrouvé pleinement son rôle de parfait sadique ! - est celle-ci :

Elliott Erwitt - Prado madrir 1995

Elle me rappelle la première émission de radio entendue ce matin : une longue enquête sur les pratiques machistes de Gérard Depardieu et les excès de ces messieurs du cinéma. Cela réveille une autre trouille, celle de vivre dans un monde où toute partition masculine est examinée à l’aune de #metoo et des nombreux bémols qu’on peut souligner chez tous ces mâles très mal élevés.

Heureusement il nous reste le rire. Et là, en terminant, je dis « Merci Elliott ! ». Cette photo là ne vaut pas 7000 $, elle vaut 10 ! 10/10 ! Elle n’a pas de prix !

Les sept samouraïs figés devant la femme nue et la dame seule devant le tableau voisin où le même modèle pose habillé, c’est du hasard ou bien de la nature humaine ? A qui s’en remettre pour savoir ? Celle-là, comme on dit chez moi, tu me la copieras !


Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le mardi 12 décembre 2023

à partir de la consigne AEV 2324-12 ci-dessous

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Commentaires
J
Dans l'article cité par Adrienne, on voit que certaines photos sont en fait le fruit d'un habile recadrage en laboratoire. Mais ça ne me gêne pas : contrairement à la boxe, en photographie tous les coups sont permis ! ;-)<br /> <br /> <br /> <br /> https://aperture.org/editorial/how-elliott-erwitt-found-his-signature-humor-and-joy/
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L
Tu as bien fait de t'en remettre au hasard (ce que je fais souvent aussi).<br /> <br /> Y'a un nom barbare pour ça : ça s'appelle la sérendipité...<br /> <br /> (en bon français : "le hasard fait bien les choses, et nous emmène régulièrement sur des pistes aussi improbables que fructueuses")<br /> <br /> <br /> <br /> Peu importe leur prix, les photos sont croustillantes...<br /> <br /> et le texte aussi.<br /> <br /> <br /> <br /> J'espère juste qu'elles ne sont pas "montées de toute pièce"...<br /> <br /> (il y a quelques années, j'ai été très déçue quand j'ai découvert que Doisneau, le cher Doisneau, mettait en scène la plupart de ses photos et que le hasard, donc (retour au point de départ) n'était pas à la source de sa "poésie" )
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J
;-) Par bonheur tu as un style inimitable !
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W
Pas question ! Quand je copie, le prof sévit !
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