JE VAIS AU PAIN, JE REVIENS !
Il y a des jours comme ça où tout va mal. C’est peut-être aussi parce que l’année s’est mal terminée.
Au réveillon de la Saint-Sylvestre les amis que j’ai invités ont rejoué la Saint-Nicolas « comme dins ch’Nord !». Ils ont tous amené des pains d’épices recouverts de sucre glace et accompagnés d’une image du grand Saint sous cellophane. Pas de saumon, de caviar ni de Champagne. De la bière, du chahut, du chambard. Ils avaient aussi des kilos de farine avec lesquels tout le monde s’est bombardé dans l’appartement.
Ce matin le sol en est encore couvert. C’est comme s’il avait neigé dans notre intérieur.
Pas la peine de lancer à ma compagne le rituel « Je vais au pain, je reviens ! ». Elle dort encore profondément. Une petite voix méchante me répond à sa place dans mon crâne où cognent encore les coups de boutoir de l’excès de Jeanlain ambrée :
- Sors acheter des allumettes et tire-toi ailleurs ! Ne sème pas de petits cailloux blancs derrière toi comme a fait le Petit Poucet. Sois le grand doigt d’honneur, casse-toi sans regarder derrière toi ! Il est temps de laisser Cendrillon dans son foyer et de partir à la conquête de Miss Bûche-en-Feu. Tu as assez dragué de lectrices entre les stands de la Foire du livre de Brive-la Gaillarde ! Maintenant il faut jeter ton dévolu sur les stars du Festival de Cannes !
Il est fou, lui ou quoi ? J’essaie vaguement de discuter avec mon mauvais génie.
- En 1492 Christophe Colomb, cherchant les Indes, galantes ou pas, n’a pas découvert l’Amérique . Il s’est trompé de chemin et la Santa Maria, sa caravelle, a fait naufrage.
- Allons, bonhomme, tu déconnes ! Ton uchronie, c’est de la connerie ! Fumer tue mais la cigarette mentholée allonge la vie !
Je ne réponds rien. Quand je descends chercher le pain, je ne parle avec personne. Je prends bien soin de traverser au carrefour quand le petit bonhomme du feu est devenu vert.
Je ne sais pas d’où il est sorti le petit bonhomme rouge qui clignote comme une noire tempête dans ce qui me reste de cerveau. Je repose mon masque sur mon nez et j’entre dans la boulangerie.
- Vous reste-t-il des biscottes ? me demande la tenancière de la boutique.
- Non, je n’en consomme pas. Je suis plutôt brioche et croissant au beurre. Vous n’en avez pas aujourd’hui ?
- Non Monsieur. Pas avant le 21 janvier, jour de fête nationale chez les Jivaros.
- Les Jivaros connaissent l’histoire de France et la date du raccourcissement de Louis XVI ?
- Oui Monsieur. Il ne faut pas prendre ces bons vieux réducteurs de têtes pour des connards sauvages. Ils sont très savants. Vous n’avez entendu parler du Docteur Jivaro ?
- Dans mon souvenir, c’était plutôt Jivago mais je ne suis pas en état de vous contredire. Et un pain, un simple pain, vous en auriez ?
- Vous voulez que j’appelle mon mari pour qu’il vous en colle un ?
- Non, merci, ça ira !
Je ressors. Je pourrais aller à la boulangerie de Villejean mais maintenant je crains fort d’attendre le bus. A tous les coups un type va arriver à vélo et me proposera de monter sur son porte-bagages pour m’y emmener. Une fois que nous serons arrivés en haut de la rue Louis Guilloux il se mettra sans doute à pleuvoir et au lieu de nous abriter sous un parapluie une escadre d’amazones érogènes de Kelly services nous obligera à nous déshabiller et à danser sous la pluie en chantant.
Je préfère remonter à l’appartement les mains vides. Je retourne dans la chambre, je me déshabille – au moins je suis resté sec ! - et je replonge dans la piscine du sommeil. Très vite je fais la planche sur la pelouse du rendormissement.
***
Il y a des jours comme ça où tout va très, très bien. Quand je me réveille, plus de petite voix intérieure, plus de farine par terre ni de souk dans l’appartement. Nous somme le mardi 22 mars et il me reste trois tartines et des cracottes. Tout ça n’était qu’un cauchemar !
Enfin… je verrai bien ce que me dira la boulangère demain. C’est le samedi et le mercredi que je vais au pain et que je reviens !
Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le mardi 22 mars 2022
d'après la consigne AEV 2122-23 ci-dessous