Rappel des troupes à Rennes le 30 mars 2020 (1)
C’est entendu : nous sommes en guerre et le combat ne fait que commencer.
C’est pourquoi j’ai battu le rappel des troupes, j’ai relancé la conscription, j’en ai fait sortir quelques-uns de leur boîte pour les confiner ici-même et les faire participer au combat immobile de cette guerre de tranchées.
Qu’est-ce que je n’ai pas fait-là ! Comme si on ne portait pas suffisamment de valises sans foutre le nez dans celles des autres ! Résultat des courses, hier soir sur le coup de 23 heures j’ai déniché sur Internet l’acte de mariage de mon arrière-grand-père et de mon arrière-grand-mère !
C’est ddddingue, quand même ! Je sens que je vais ouvrir un compte sur Généanet.org et ne plus faire que de la spéléologie archivistique !
Oui, je sais, tout ça ne sert à rien. Mais la guerre non plus, vue de mon point de vue de mauvais citoyen !
Mon arrière-grand-père du côté maternel.
Né le 28 février 1885 - OIGNIES 62
Décédé le 13 février 1916 - BELLEMAGNY 68 (Haut-Rhin), à l'âge de 30 ans
Soldat en 1907, ouvrier mineur en 1909
Régiment(s) : 401e Infanterie ; Grade : soldat
C'est le fameux grand-père à moustache dont le grand portrait a longtemps trôné sur le buffet
de la cuisine et que je croyais disparu à jamais.
Il restait cependant cette petite photo déchirée sur laquelle il a le même regard coupant
et présent au monde que celui de son fils, ci-dessous.
Le fils, né le 14 octobre 1910, portait le même prénom que son père.
Il est le premier tout en haut à gauche. Comment, ça, vous ne voyez pas bien ?
Avouez que c'eût été dommage de ne pas sortir cette dernière photo des oubliettes ?!
Elle date de 1930 ou un peu avant.
Rappel des troupes à Rennes le 30 mars 2020 (2)
En 1954 et 1955 on envoyait encore les jeunes gens du Pas-de-Calais faire leur service militaire à Sissonne dans l'Aisne. Sur la plupart de ces photos-ci il y a mon père, au 6e régiment de cuirassiers. On ne rigolait pas avec le confinement à l'époque ! Incorporé là en mai 1954, devenu père de famille un mois plus tard, il devra attendre la naissance en février 1956 d'un deuxième fils pour être libéré de ses obligations militaires. Mais si on regarde bien les photos, lui et ses amis Bidasses natifs d'Arras ont rarement l'air malheureux de jouer au petit soldat.
Rappel des troupes à Rennes le 30 mars 2020 (3)
Apparemment, ils étaient devenus là-bas des experts en matière d'apéro-skype et le coronavirus de l'époque tremblait dans son froc en entendant - ou plutôt en les voyant - siffler leurs canons !
Ces deux billets-là ne seraient pas complets sans cette chanson de Madame Raymonde (vieux souvenir de La Flèche en Sarthe) que l'ami Emmanuel (pas les deux autres mais celui qui récite du Rimbaud par coeur) m'a rappelée il y a peu :
Rappel des troupes à Rennes le 30 mars 2020 (4)
J'ai convoqué aussi le frère du précédent, l'oncle V. Lui a été envoyé au front fiévreux des "événements" pour essayer de confiner l'Algérie en des temps difficiles.
Je ne saurais terminer cette revue de mes troupes sans citer l'oncle Georges une nouvelle fois afin de mettre un peu de légèreté et de philosophie dans tout ça.
"Je te plais, tu me plais, viens donc beau militaire !
Dans un train de banlieue on partait pour Cythère
On n'était pas tenu même d'apporter son coeur"
Georges Brassens - Les amours d'antan.
SOUVENIRS DE SCHILTIGHEIM
Une fois qu’ils avaient touché leur solde, les bidasses, munis d’une permission en bonne et due forme signée du Feldmaréchal des Logis Guillaume allaient s’agglutiner en troupeau à l’arrière des camions. « Pète la ridelle ! » entendait-on. A Strasbourg, ils envahissaient le hall de la gare pour s’entasser ensuite dans les wagons du train pour Paris. Cela constituait un joyeux melting-pot, un tumulte plein d’insultes venues « des quatre coins de l’hexagone ». Les Bretons s’en retournaient retrouver leur celtitude vers Le Pouldu ou Saint-Cast-le-Guildo, les Normands bouffer de la crème fraîche et des « p’têt’ben qu’oui p’têt’ben qu non » à Villedieu-les Poêles. Je ne me souviens plus si le train traversait ou pas Sainte-Menehould mais ça n’a pas d’importance.
Même quand nous n’étions pas de garde ou consignés Aldebert et moi restions à Schiltigheim. Dans la caserne enfin calme, dans la piaule dortoir vidée de ses exaltés, nous sortions du placard une bouteille de Rivesaltes et c’était un bol d’air que d’opérer cette halte œnologique et de prendre ainsi de l’altitude par rapport aux théories de Paul Déroulède.
- Le malthusianisme est le mal du siècle, disait souvent Aldebert. Les militaires pratiquent cette criminelle doctrine en ôtant la vie des enfants des autres.
- Et éventuellement les nôtres ! ajoutais-je alors.
Après le repas du soir, Aldebert m’empruntait mon gel douche, allait se laver, se shampouiner puis il revenait vêtu de son peignoir en éponge blanc, roulant des épaules comme Aldo Maccione, une vedette italienne des nanars de l’époque qu’il imitait à la perfection. Il s’allongeait ensuite sur sa paillasse et lisait « Vol de nuit » de Saint-Exupéry ou l’intégrale des œuvres du natif de Ville d’Avray, Boris Vian, que je chérissais moi aussi. Je ne manquais jamais, d’ailleurs, ces fins de soirée-là, d’entonner sur ma guitare la « Java des bombes atomiques » et, en sourdine quand même, « Le Déserteur » et « Le Joyeux tango des bouchers de la Villette ».
Le samedi après-midi, nous rendions visite aux filles des deux maisons. Il y avait encore à Schiltigheim, à l’époque, des maisons colorées comme on en voit dans le quartier de la vieille France à Strasbourg : garnies de couleur bleu cobalt, rose, moutarde, vert olive, elles mettaient dans la ville « de garnison » autant de gaîté qu’à Burano près de Venise les pêcheurs en ont mis ou qu’à l’île de Groix en Morbihan où les maçons italiens ont aussi œuvré au bonheur des yeux.
Dans la maison rose sévissait – mais quels doux sévices c’étaient ! – la blonde Brunehilde. C’était notre chèvre Amalthée, notre Paris Hilton, un Val de grâce à elle-toute seule que cette belle dame. Entourée d’un cénacle de poètes disparates, elle était la maîtresse d’œuvre de ces matinées littéraires au cours desquelles elle-même jouait de l’alto entre deux déclamations. De vieux émules rimbaldiens se lançaient dans « Le bateau ivre », des dames à chignon exultaient de contentement en susurrant du Paul Géraldy. Dans cette guilde de vieillards accros à la Boldoflorine, Aldebert et moi n’avions aucun mal à surprendre et à détendre l’auditoire avec nos interprétations de Boby Lapointe et nos reprises de stupidités de Georges Milton : « Je t’attendrai sous l’Obélisque » « On se fait pouêt pouêt » ou « C’est pour mon papa ». Autant d’appels cachés ou de déclarations d’amour subliminales à la « golden hair lady of the pink house ». Notre désir le plus fou relevait de l’héraldique : nous rêvions de lui interpréter un jour « Le blason » de Georges Brassens !
Sur le coup de cinq heures nous remettions nos paletots et nous nous transportions dans la maison voisine dont la forme identique et le pignon blanc pimpant évoquaient le palais de « Dame Tartine » ou la maison d’Hansel et Gretel – Hansel et Bretzel comme disait Georges W. Bush avant de s’étouffer avec -. Nous passions justement en quelques mètres d’un univers artistiquement altruiste à un monde plus sombre et sauvage, romantique, germanique et gothique, des pages « culture » du « Monde » à celles de « Die Welt der Geister ». Ce journal trônait dans l’entrée avec « Bild » et Hildegarde nous accueillait avec cordialité mais distance. Sa chevelure aile de corbeau, son teint pâle, son regard noir et froid comme un hiver moldave, ses pulls en mohair et ses jupes écossaises plissées comme des kilts nous faisaient rêver à moult flambées dans la cheminée et de whisky pur malt mais avant la séance on n’avait droit qu’à de l’Ovomaltine au goûter.
- Posez-là votre guitare, Gerald !" m’ordonnait-elle en nous faisant pénétrer au salon. Comment va ma voisine Brunehilde ? Je voulais aller l’écouter en concert à la cathédrale de Strasbourg mercredi mais c’est sold out.
Nous étions toujours les premiers. On attendait en caressant le chat noir l’arrivée d’Ysolde Schwarzwald, une demoiselle grassouillette sans laquelle rien n’eût pu se faire car c’était elle la médium. Puis venait Jean-Balthazar Chanal, un type un peu louche qui avait voyagé des Maldives jusqu’au delta du Gange et qui, par sécurité, disait-il, se baladait avec un Colt dans la poche droite de son long manteau à la Sergio Leone qui lui donnait de faux airs de Wild Bill Hickok.
Une fois que le quintette était au complet, on fermait les volets de la maison blanche, et, comme l’appelait Aldebert, la séance de « Spirite in the sky de Norman Greenbaum » commençait. Poltergeist, es-tu là ?
En fîmes-nous tourner, des tables, à cette époque ! Avec quels esprits tordus n’entrâmes-nous pas en communication ! Il y eut un Ildefonse de Tolède dont nul(le) d’entre nous n’avait entendu parler, une Mary Bolduc qui comprenait tout de travers, un esprit voyageur qui nous a contactés depuis l’étoile Aldébaran dans la constellation du Taureau, Harald III de Norvège et puis une Mrs Vanderbilt qui est revenue souvent, vivant dans la jungle, couchant sous une tente avec M. Paul de Liverpool, à ce qu’elle prétendait.
- Hold on baby, hold on ! » conseillait Chanal à Mlle Schwarzwald quand il sentait que la médium était sur le point de défaillir.
Sous la table, souvent un pied frottait le mien. Mais à qui donc pouvait-il bien appartenir ?
Nous en causions parfois avec Aldebert à la pizzeria où, le soir, nous nous reconstituons à coup de platées de spaghetti al dente ou au Balto, plus tard, quand, survoltés, nous jouions au flipper jusqu’à ce que la bécane trop secouée finisse par faire tilt.
- Moi aussi on m’a fait du pied, répondait-il mais en matière de drague, si tu veux bien, chacun se mêle de ses oignons. Socrate a dit : Le secret du changement, c'est de concentrer toute son énergie non pas à lutter contre le passé, mais à construire l'avenir.
Je ne sais pas quel avenir Aldebert s’est construit. Lorsqu’est arrivé le temps de la quille, je l’ai laissé allongé ivre-mort sur un banc de la gare de Strasbourg et je ne l’ai jamais plus revu. Je ne sais pas si Brunehilde n’est pas devenue une « old laughing lady » comme nous en connaissons tous maintenant que les gens vivent plus vieux. Je ne saurai jamais si c’était Hildegarde ou Ysolde qui me faisait du pied sous la table tournante. Ou Aldebert ou Chanal ! Et je me demanderai toujours si ce Chanal-là avait quelque chose à voir avec l’adjudant qui séquestrait des appelés dans sa camionnette à la même époque du côté de Mourmelon-le-Grand. Si c’était le même, alors, malgré les gardes par – 15°, la fraîcheur du Gewürztraminer et la neige dans le paysage d’Alsace, je pourrai dire que j’ai eu chaud à Schiltigheim !
Ecrit pour "Un mot, une image, une citation" du 17 mars 2014 d'après cette consigne :
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Photo par Dasha Malice sur Morgue File. |
Une citation : Le secret du changement, c'est de concentrer toute son énergie non pas à lutter contre le passé, mais à construire l'avenir. - Socrate