UN FRIDOLIN NOMMÉ FIFRELIN !
C’est comme les vide-poches fluorescents que les imprimeurs déposaient à la Bibliothèque Nationale en 1929. Qui pourrait imaginer que ça a bel et bien existé, que les gens avaient ça chez eux ? On a tellement d’images en noir et blanc de cet entre-deux guerres, sans doute parce que la couleur coûtait un pognon de dingue, qu’on croit que les gens eux-mêmes vivaient en noir et blanc !
Et justement, il y a eu aussi une période, à la fin de 1920, où l’expression «Ça ne vaut pas un Fifrelin» ne signifiait en rien que le Fifrelin fût une quantité négligeable. Bien au contraire. Mais on parle de Fifrefin, non de fifrelin. La majuscule ici est capitale.
Ce fut même un phénomène artistique majeur que le Fifrelinisme. On sortait de la grande guerre, c’étaient les années folles, l’arrivée du jazz, on dansait le charleston et le shimmy, il y avait eu Dada, il y aurait Picasso, Braque et peut-être le Surréalisme… ou peut-être pas.
Parce que soudain Adolphe Fifrelin était apparu, en provenance directe de l’Allemagne battue et qu’il avait lancé la vogue du Fifrelinisme.
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- Tout ça, c’est de l’art dégénéré, disait Adolphe en parlant du cubisme et de l’art déco. Ca ne vaut pas un pfennig !
Et pour montrer son dégoût de la chose, il ne prononçait même pas la majuscule de Pfennig et il écrivait le mot sans la mettre alors qu’en allemand tous les noms communs en comportent une à leur initiale.
C’était un homme d’emportements que ce Fifrelin et c’était là monnaie courante à l’époque où le ressentiment était partagé par une grand partie du peuple allemand dépité d’avoir dû rendre l’Alsace et la Lorraine. Mais ses jugements à l’emporte-pièces ne dépassaient pas jusque-là le cadre agréable et bavarois en diable de la bonne cité de München (Munich für die Franzosen !) où il exerçait la profession de militaire, très petit gradé puisque seulement soldat de 1ère classe mais dans les tavernes qu’il fréquentait on l’appelait "Le Caporal".
Tout aurait pu aller à peu près bien pour lui s’il ne s’était pas mis en tête de devenir un peintre reconnu. Il avait depuis toujours un talent certain de dessinateur et il l’exerçait dans le temps libre que l’armée lui laissait. Il composait de jolies toiles figuratives mais… Comment dire ? De même que chez Mozart il y a parfois «too many notes», trop de notes, il y avait chez Adolphe Fifrelin trop de réalité dans ses représentations.
Dans sa dernière toile, une nature morte intitulée «La banane et le rouleau de papier adhésif» «Die Banane und das Klebeband» on était saisi autant par l’hyperréalisme de la représentation que par l’originalité de la composition, un gros plan d’une toile vierge dans l’atelier de l’artiste sur laquelle la banane était fixée avec de l’adhésif brillant.
Ses portraits de pirates des mers du Sud sentaient la poudre, la sueur, le sang, le rhum, le fouet et la sodomie et fichaient la trouille aux mômes. Mais quelle ressemblance avec le modèle une fois que le tableau était achevé. On n’avait jamais vu ça ! Seulement…
Seulement les marchands de tableaux juifs se marraient quand il venait leur proposer sa production.
- Au cas où vous ne sauriez pas, Monsieur le militaire, il y a un truc qui s’appelle la photographie. Ça donne des résultats similaires à ce que vous faites mais ça n’est pas ça que les gens veulent, voyez-vous. Ça ne se vendra jamais, vos marins d’eau douce ! Croyez-moi, cré tonnerre de Brest-Litovsk ! Trop ressemblants !
Adolphe ne disait rien, remballait ses toiles mais intérieurement il les envoyait se faire foutre en songeant : «Je me vengerai, un jour !».
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Et il semble bien que le jour est venu. Hier soir un couple d’aristocrates français est venu frapper à sa porte. Très jeunes tous les deux, lui belle prestance de petit ambitieux de province, elle très gouailleuse et jolie comme un cœur. Ils avaient avec eux un interprète polonais, sans doute un youpin, qu’ils ont présenté comme Maurice Mendjizki. Ils ont regardé toutes ses toiles, en ont acheté deux, un paysage et un portrait – "Die alte Mühle an der Saar" (Le vieux moulin de la Sarre) et "Der Ritter Franz von Schellfisch" (le chevalier François d’Aiglefin). Et surtout ils lui ont promis la fortune et la gloire s’il acceptait de venir s’installer à Paris, tous frais payés, pendant un mois, atelier personnel à Montparnasse. Principale obligation en retour : faire le portrait de Mme de McMacron, Kiki, qui adore poser nue pour les peintres. Et aussi : changer de nom.
- Wo ist der Haken ? a demandé Adolf à l’interprète.
- Je ne sais pas où elle est, l’entourloupe, a répondu celui-ci. Ils demandent juste que tu signes tes toiles du pseudonyme de Fifrelin et que ton prénom devienne Adolphe. Je serais toi j’accepterais. Le type a ses entrées partout au ministère de l’Intérieur, plein de pognon et des certitudes sur tout. Et Kiki, c’est la reine de Montparnasse. Pas encore mais presque !
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Hitler n’a pas hésité longtemps. Une semaine après, il avait obtenu sa permission de s’absenter un mois de la caserne, ses bagages étaient prêts ; il avait pris le train avec l’acompte fabuleux qu’ils lui avaient laissé.
- Qu’est-ce que je leur dis à vos copains du DAP s'ils viennent prendre vos ordres ? lui avait demandé sa concierge.
- Dites-leur que je suis parti envahir la France !
N.B. Les deux dernières illustrations sont dues au talent de M. Ludo D. Rodriguez
Ecrit pour le Défi du samedi n° 654
d'après cette consigne : fifrelin
CONSIGNE D'ÉCRITURE 2021-18 DU 9 FÉVRIER 2021 A L'ATELIER DE VILLEJEAN
Rien sur Tintin !
Le "casting" est terminé ! Le génial Ludo D. Rodriguez a choisi les acteurs du prochain film auquel vous allez participer (scénariste? dialoguiste ? réalisateur-trice ?). A vous de pondre le scénario, d'écrire une scène dans laquelle interviennent ces personnages ou de contester Ludo sur ses choix.
Mais attention ! Pour d'évidentes questions de droits il vous est interdit de penser à une quelconque adaptation des aventures de Tintin d'Hergé ! Merci d'imaginer autre chose !
Interdiction pour vous en conséquence de nommer vos personnages Tintin, Milou, Haddock, Tournesol, Castafiore, Nestor, Rastapopulos etc. Encore moins de citer Moulinsart ou le Karaboudjan !
Vous avez le droit cependant d'utiliser des mots de la liste suivante :
Affaire - Amérique - Autocar - Bijoux - Boule de cristal - Casser les oreilles - Cigares - Congo - Crabe - Étoile - Île - Licorne - Lotus - Mystérieuse - Objectif - On a marché sur la Lune - Pharaon - Sceptre - Secret - Temple - Tibet - Trésor - Vol 714.
Vous pouvez voir ces images en plus grand et "en contexte" |
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LE FOU DE BERGERAC
Heureusement, à l’endroit où Emmanuel est tombé du train, le ballast est du genre sablonneux. Il s’est quand même chopé des égratignures et de vilaines écorchures mais apparemment, quand il se relève et se tâte les côtes, nulle douleur ne le lance. Il voit juste un peu de sang sur ses mains et sur son pyjama.
Maintenant, pour juger de son état, il n’est pas le mieux placé. Pour lutter contre ses insomnies et ses angoisses il avait pris la veille un médoc appelé Elpénor. Géant ! Il s’était endormi d’un coup mais deux heures après il s’est réveillé dans le wagon surchauffé avec une sensation d’étouffement et des vertiges inimaginables. Il n’a trouvé ni la lumière ni la porte alors il s’est dirigé vers ce carré plus lumineux. A tâtons il a trouvé deux poignées qu’il a abaissées. L’air frais de la nuit s’est engouffré. Il s’est penché au dehors car il n’était pas en état de se souvenir des recommandations de son docteur, Bernard Hinaus-Le Nen.
- Méfiez-vous des nuit d’orages et de la foudre de Jupiter !
Boum ! Boum ! Badaboum ! Bonjour M. Ballast dur ! Eh, le train je vous demande de vous arrêter !
Emmanuel, une fois relevé, a retrouvé un peu de ses esprits.
Le voilà en pyjama, le long d’une voie ferrée française, dans les bois, quelque part dans le Sud-Ouest, sans téléphone portable pour joindre son chef de cabinet resté à bord de Rail-Force One.
Pour le discours d’inauguration de la place des Chrysanthèmes à Biarritz et l’hommage à Jean Borotra, c’est bien évidemment râpé. Il ne reste plus qu’à se mettre en route vers un monde plus civilisé que cette forêt inquiétante traversée par des rails.
Un kilomètre à pied, ça use les souliers et encore plus la plante des pieds nus. Deux kilomètres à pied… Un point de lumière apparaît. Il presse le pas, appelle.
- Monsieur ! Monsieur ! Mon cher compatriote !
En arrivant près du chantier il a un mouvement de recul. Le travailleur de nuit porte un gilet jaune !
- Qu’est-ce qui vous arrive ? demande l’homme, un barbu à casquette à l’air méfiant. Qu’est-ce que vous foutez-là en pyjama ? Et puis d’abord qui êtes-vous ?
- Je suis Emmanuel Macron, le président de la République. Je suis tombé du train deux kilomètres plus haut !
- C’est celaaaaa, oui ! Je veux bien vous croire vu que moi-même je suis le pape ! Mais peu importe il faut soigner vos blessures. La maison de la garde-barrière est juste après le virage. Suivez-moi, on va s’occuper de votre cas !
- Vous n’avez pas un téléphone portable ? Il faut que je prévienne mon chef de cabinet.
- Un téléphone portable ? Vous êtes vraiment tombé sur la tête, mon pauvre garçon !
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La garde barrière ressemble à cette cantatrice dont Emmanuel, dans son état pitoyable, n’arrive pas à se rappeler le nom. Le rossignol dylanesque ou quelque chose comme ça, enfin ça c’est son surnom.
Elle a désinfecté à la hussarde les écorchures et Manu a hurlé :
- Ça pique !
- Vous pouvez gueuler tout ce que vous pouvez ! Faut que ça se fasse ! Moi je suis vaccinée ! J’étais infirmière pendant la guerre. J’en ai entendu des malades qui hurlaient et ils avaient autre chose que vos petits bobos. Voilà c’est terminé. Vous allez finir la nuit dans mon lit. J’ai changé les draps mais ne rêvez pas que je vous y rejoigne ! Bas les pattes ! Je dormirai dans la pièce à côté. C’est un grand honneur pour moi d’héberger le président de la République mais je ne voudrais pas abuser de la situation !
Le cheminot à gilet jaune et la garde-gestes-barrières se marrent comme des brochets maousses vu qu’on ne trouve pas vraiment de baleines dans la Dordogne.
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Une fois que l’homme a été remis au lit Clémentine a fermé la porte de la chambre à clé. Elle a servi un coup de rouge à Méluchon. Celui-ci lui a dit :
- Garde ton fusil à proximité. Il a l’air inoffensif mais c’est peut-être lui l’assassin. Je vais prévenir les gendarmes. D’ici une heure ils viendront le capturer pour l’emmener à Bergerac.
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- Mais puisque je vous dis que je suis le président de la République ! Emmanuel Macron ! Vous me reconnaissez, quand même ? Mon portrait est dans toutes les mairies !
- Mais oui, mais oui ! Vous aussi vous êtes sorti de la cuisse de Jupiter ! Macron ? Inconnu au bataillon ! Si vous êtes le président de la République, moi je suis Napoléon !
Le commissaire Siraneau jubile. Mettre la main sur un coupable ce n’est rien, il est habitué. Mais surtout faire la nique à ce commissaire Maigret qui est venu de Paris, qui enquête depuis son lit où il est allongé après blessure dans l’hôtel d’Angleterre, et qui sème la pagaille dans toute la ville en soudoyant les administrés pour qu’ils viennent témoigner contre les notables, ça restera un des grands plaisirs de sa vie !
Nul doute que la confrontation entre Maigret et Macron - les « tombés du train » comme il les surnomme en son for intérieur - mettra un terme à l’affaire du « fou de Bergerac ».
***
- Commissaire Maigret, cet homme ressemble-t-il à celui que vous avez suivi il y a une semaine en vous jetant en marche du train de Bordeaux ? Dans la couchette au-dessus de la vôtre il soupirait, toussait et vous empêchait de dormir puis il s’est levé, est allé au bout du couloir et, à un endroit où le train ralentissait, il a sauté. Vous avez sauté vous aussi à sa suite et l’homme mystérieux, se voyant filé, vous a tiré dessus. Eh bien figurez-vous qu’il vient de récidiver exactement au même endroit. Un signe, non ?
- Je suis le président de la République, merde ! Enlevez-moi ces menottes !
- Je ne peux pas l’affirmer vraiment, commissaire Siraneau. Il faudrait qu’il cesse de fulminer et qu’il tousse un peu à la place.
- Je suis le président de la République ! Vous allez le payer cher, votre cirque ! Je vais vous faire traverser la rue vite fait, bande de mariolles ! Dans l'autre sens ! Bande de Gaulois réfractaires !
- Docteur Rivaud, faites tousser l’inculpé !
Pendant que les gendarmes maintiennent vigoureusement Emmanuel le docteur lui enfonce un bâton d’esquimau bien profond dans la cavité buccale. Macron tousse.
- Je pense que c’est bien lui, affirme Maigret. Fais les valises, Liliane ! On va rentrer à Paris, l’affaire est close.
- Je suis le président de la République !
Emmanuel s’effondre en larmes, complètement épuisé.
Siraneau conclut l’affaire avec ce qu’il croit être une marque de panache :
- Monsieur, nous sommes en 1920. Le président de la République s’appelle Paul Deschanel. Jamais il ne serait assez stupide pour tomber d’un train de nuit en pyjama ! Vous imaginez le ridicule de la situation ? Et le bonheur, en apprenant cela, des plumitifs de tout poil ?
N.B. Les illustrations "Tintinesques" sont l'oeuvre de Ludo D. Rodriguez.
Merci à L'Adrienne de me les avoir fait découvrir.
Les paroles, la musique et l'interprétation de
"Le pyjama présidentiel" sont signées de Lucien Boyer.
Ecrit pour le Défi du samedi n° 650 d'après cette consigne : ballast.