LES INVENTEURS FARCEURS. Introduction de la conférence
Mesdames, messieurs, bienvenue pour cette conférence sur les inventeurs farceurs.
(Les deux conférenciers se présentent de façon humoristique et sérieuse à la fois. Afin de ne point trop dévoiler de leur vie privée, disons que cela donne quelque chose comme ça :)
Nous aurons le plaisir de partager quelques temps ensemble. Permettez-moi de vous présenter mon compère Joe Krapov. Il est… comment dire …. bibliophile, bibliophage, musicien, voire musicophage, rimeur de talent et indéniablement ancien gardien de l'animalerie de l’Université de Rennes 3.
Vu de ma lucarne, Pierre-Antoine Angelini est un grand brûleur de planches devant l’Eternel, et même derrière l'Eternel, lauréat annuel des Palmes d’or de chicâneries du canton d’Orgères et depuis peu professionnel de l'improvisation. Pour ce qui nous concerne aujourd’hui, il est aussi installateur d’ascenseurs vers le septième ciel mais uniquement dans les presbytères d’Ille-et-Vilaine. Accessoirement il est retraité de l’Université de Rennes 3 mais n'a rien perdu ni de son charme ni de son éclat, comme aurait dit Gaston Leroux.
Que dire de cette conférence ? Nous allons naviguer dans la vie de ces hommes souvent « mal dans leur temps et leur société » et qui ont su trouver à travers un esprit libre le ton décalé qui leur vaut aujourd’hui la postérité.
Et s’ils ont su faire leur trou, marquer leur époque, nous verrons qu’ils ont fait bien plus, en influençant encore aujourd’hui les esprits, en insufflant des idées, en inspirant les inventeurs contemporains.
Le mot « farceurs » sera décliné à toutes les sauces, puisqu’ils ont été instigateurs de la farce vitale mais aussi les premières victimes de celle-ci. Mais une conférence avec nous ne serait pas une conférence sans des chansons. Commençons, voulez-vous ?
LES INVENTEURS FARCEURS. 1, Charles Cros (1,2)
1,1,2. Biographie de Charles Cros
Au départ, nous avons affaire à un personnage on ne peut plus sérieux : Charles Cros est né en 1842 à Fabrezan dans l'Aude.
De 1850 à 1859, il fait ses études : langues anciennes, modernes, hébreu, sanscrit, mathématiques, musique.
Il décroche son bac à l’âge de 14 ans !
En 1860, il entreprend des études de médecine qu’il ne poursuivra pas (elles couraient trop vite !).
En 1867 il présente à l’Exposition universelle un télégraphe automatique
Le 2 décembre de la même année, il dépose à l'Académie des sciences un pli cacheté sur la reproduction des couleurs, des formes et des mouvements.
Et nous arrivons maintenant à la première des farces que la vie a jouée à Charles Cros.
LES INVENTEURS FARCEURS. 1, Charles Cros (2,1)
1,2,1. Charles Cros, inventeur de la photographie des couleurs
Le même jour, le 7 mai 1869, Charles Cros et Louis Ducos Du Hauron, sans se connaître et sans avoir eu la moindre relation, communiquent à la Société française de photographie leur méthode pour obtenir des photographies en couleur
Il s'ensuit une polémique sur l'antériorité de la découverte : Charles Cros avait déposé un pli cacheté à l'Académie des sciences le 2 décembre 1867. Louis Ducos Du Hauron quant à lui avait déposé un brevet d'invention le 28 novembre 1868.
Par la suite la polémique retombera et les deux hommes se lieront d'amitié.
- Il s'agit, écrivait Charles Cros en février 1869, de prendre trois épreuves différentes, l'une de tous les points plus ou moins rouges ou qui contiennent du rouge, la seconde de tous les points jaunes ou contenant une proportion de jaune, la dernière de tous les points bleus ou contenant du bleu. Le procédé d'analyse successive par transparence est le premier qui m'est venu à l'esprit ; il consiste à tamiser les rayons à travers des verres colorés." .
Voici les premières photographies en couleurs réalisées ainsi par les deux hommes :
On peut voir également une pratique actuelle de cette méthode photographique,
celle de Clément Darrasse, sur le site Phototrend.fr
LES INVENTEURS FARCEURS. 1, Charles Cros (2,2)
1,2,2 Louis Ducos du Hauron
Louis Ducos Du Hauron est né le 8 décembre 1837 à Langon en Gironde.
Dès sa jeunesse, il s'était voué à une étude approfondie des sciences physiques.
En 1862 il adresse à M. Lélut, membre de l'Institut, un premier mémoire sur la photographie des couleurs, mais un membre de l'Académie des sciences les dissuade de présenter ce mémoire à l'Académie !
En 1864, il invente le premier cinématographe.
En 1891 il découvre l'anaglyphe, procédé de reproduction du relief. On reproduit deux négatifs, l'un en vert, l'autre en rouge sur un même papier. La vision du relief s'obtient par examen de cette image avec des verres colorés.
Les conférenciers distribuent des paires de lunettes spéciales et projettent dans la perplexité et l'hilarité les diapositives suivantes :
Vous voyez bien le relief ?
Il paraît que c'est chez vous,cher collègue ! Ce serait paraît-il la Corse ?
Et ça c'est chez vous, ce coin typique de la banlieue rennaise ?
Là aussi, c'est chez vous ? C'est votre épouse ?
Vous voyez bien le relief ?
Maintenant qu'on a contenté les messieurs, faisons plaisir aux dames
avec cette photo du beau Paulo (McCartney) en compagnie de M. Les Paul,
inventeur de la guitare Gibson qui porte son nom.
Et puis redevenons sérieux une minute avec cette jolie vue
de la cathédrale de Perrache à Lyon.
LES INVENTEURS FARCEURS. 1, Charles Cros (2,3)
1,2,3. Charles Cros et Sablé-sur-Sarthe
Construit entre 1715 et 1730 pour Jean-Baptiste Colbert de Torcy, le château de Sablé était depuis 1864 la propriété de la duchesse de Chevreuse.
Son fils le duc de Chaulnes était un esprit éclairé, adepte des disciplines scientifiques, et intéressé par la photographie.
A la fin de 1876, Charles Cros le rencontre à Paris : il va trouver en lui le mécène dont il a besoin pour financer ses expériences.
En 1877, le duc de Chaulnes se rend à Sablé et invite Charles Cros à venir avec lui. Le savant dispose, comme à Paris, d'un laboratoire personnel. Durant deux ou trois mois, Charles Cros va fournir un travail considérable pour concrétiser ses théories sur la photographie des couleurs. Il consacrera son séjour à Sablé à réaliser des clichés.
L'objectif du duc était de reproduire en couleurs le cartulaire de l'abbaye de Solesmes toute proche.
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De 1920 à 1962 le château abrita la fabrique de chicorée des frères Williot, industriels du Nord de la France !
Juste une petite parenthèse personnelle pour évoquer le fait que j'ai travaillé là de 1985 à 1997. Ce château hébergeait et héberge encore des ateliers de la Bibliothèque nationale de France chargés de reproduire photographiquement, sur microfiches et microfilms, les ouvrages au papier abîmé de la bibliothèque !
Comme quoi il peut y avoir de la continuité dans le destin d’un bâtiment !
LES INVENTEURS FARCEURS. 1, Charles Cros (3)
1,3. Charles Cros, inventeur du phonographe
Le 18 avril 1877, Charles Cros est à Paris. Il adresse à l'Académie des sciences un pli cacheté sur le phonographe. Le pli est accepté le 30 avril.
Le 17 décembre 1878, Edison dépose une demande de brevet pour le même appareil !
Voici comment l’histoire nous est contée dans un numéro du journal Le Point du 30 avril 2012 par Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos :
Le 30 avril 1877, l’Académie des sciences enregistre un pli cacheté déposé le 18 octobre précédent par un certain Charles Hortensius Émile Cros, 34 ans. Le document décrit un procédé d’enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l’ouïe, nommé paléophone. Ce qui signifie : voix du passé. Sans entrer dans les détails, l’appareil imaginé est constitué d’une membrane vibrante dotée en son centre d’une pointe qui repose sur un « disque animé d’un double mouvement de rotation et de progression rectiligne ». Animée par la membrane, l’aiguille trace un sillon sur le disque, et, inversement, lorsqu’on fait repasser la pointe dans le sillon, la membrane restitue le signal sonore.
- C’est simple, c’est efficace, sauf que Cros ne trouve personne pour financer la fabrication d’un prototype. Il a beau frapper à toutes les portes, macache ! Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Le 10 octobre 1877, l’abbé Lenoir (signant Le Blanc !) décrit dans La Semaine du clergé l’invention de Charles, en la rebaptisant phonographe. De l’autre côté de l’Atlantique, l’article est-il tombé sous les yeux du Steve Jobs du XIXe siècle, Thomas Edison ? En tout cas des rumeurs courent bientôt que lui aussi travaille sur une machine à enregistrer les sons.
Charles Cros s’en inquiète. On va lui piquer son invention ! Il se précipite à l’Académie des sciences, réclame à hue et à dia qu’elle ouvre son enveloppe pour marquer officiellement son antériorité. L’enveloppe est bien ouverte le 8 décembre, mais deux jours après la première démonstration d’enregistrement d’une voix
humaine par Edison. Et, le 17 décembre, l’inventeur milliardaire dépose une demande de brevet pour son phonographe. Cros a les crocs. Mais rien n’y fait. Il reste sans voix.
Maigre consolation : le nom de Charles Cros reste associé à celui d'une académie nationale qui, depuis 1948, décerne chaque année un grand prix du disque dans différentes catégories musicales.
LES INVENTEURS FARCEURS. 1, Charles Cros (4)
1, 4. Charles Cros poète et humoriste
Charles Cros rencontre Verlaine en 1866.
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C'est à cette époque qu'il fait ses débuts dans la poésie. Il publiera "Le Coffret de santal" en 1873. En 1908 paraît un recueil posthume, "Le Collier de griffes". L'héritage de sa poésie sera revendiqué par les Surréalistes. André Breton écrira de lui : "Le pur enjouement de certaines parties toutes fantaisistes de son oeuvre ne doit pas faire oublier qu'au centre des plus beaux poèmes de Charles Cros un revolver est braqué". |
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En 1871, Charles Cros et Paul Verlaine accueillent Arthur Rimbaud à son arrivée à Paris. Charles Cros aussi tombe sous le charme du jeune poète qu’il invite à séjourner chez lui, rue de Tournon. Mal lui en prend, l’infernal garnement le remercie en se torchant avec une de ses précieuses revues et trouve très drôle de mettre de l’acide sulfurique dans le verre de son hôte ! Cros l’invite à trouver un autre toit.
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Le poète-inventeur intègre s’immerge dans le cercle des Hydropathes (ceux que l’eau rend malades), le club littéraire fondé par Émile Goudeau ( ça ne s'invente pas!) en 1878. Il écrit : « Hydropathes, chantons en coeur/La noble chanson des liqueurs. »
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Après 1881, les Hydropathes se réunissent au cabaret «Le Chat noir» de Rodolphe Salis. Cros n’hésite pas à monter sur scène pour réciter ses poèmes, en particulier le fabuleux "Hareng saur".
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Les deux conférenciers procèdent à une lecture du "Hareng saur" (vidéo en cours de publication sur Youtube, revenez demain !)
LES INVENTEURS FARCEURS. 1, Charles Cros (5)
Les Inventeurs farceurs. 1, 5, Charles Cros inventeur du monologue.
Dans les dernières années de sa vie, Charles Cros fréquente le cabaret "Le Chat Noir" et collabore à la revue du même nom. Il se lie avec Alphonse Allais. |
Il commence en 1876 à écrire des monologues pour le comédien Coquelin cadet. Il s'agit là d'un renouvellement complet du genre. Le monologue sort du théâtre pour devenir un sketch à part entière et Charles Cros peut-être considéré comme l'inventeur de ce qu'on appelle aujourd'hui le "stand-up". Deux exemples de ces monologues ci-dessous. |
LES INVENTEURS FARCEURS. 2, Alphonse Allais (1)
2, 1. Biographie d'Alphonse Allais
Alphonse Allais est le cadet d'une fratrie de cinq enfants née de Charles Auguste Allais (1825-1895), pharmacien, habitant 6, place de la Grande-Fontaine à Honfleur (aujourd'hui place Hamelin) et d'Alphonsine Vivien (1830-1927).
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Alphonse Allais est né le 20 octobre 1854, le même jour et la même année qu’Arthur Rimbaud ! Mais le 20 octobre est farceur puisqu’il accueille aussi : Daniel Prévost, comédien, complice de Jean Yanne. Nikita Mandryka, le créateur de la B.D. Le Concombre masqué André Pousse, acteur de cinéma qui disait de lui-même : « J’ai joué dans au moins 30 films où je mourais dans les 5 premières minutes. La farce . !.. C'est également la date de naissance de James Chadwick, physicien anglais découvreur du neutron ! |
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Jusqu'à l'âge de trois ans, il ne prononce pas un mot, sa famille le croit muet. À l'école, il semble plutôt se destiner à une carrière scientifique : il passe à seize ans son baccalauréat en sciences. Recalé à cause des oraux d'histoire et de géographie, il est finalement reçu l'année suivante. Il devient alors stagiaire dans la pharmacie de son père qui ambitionne pour lui une succession tranquille, mais qui goûte peu ses expériences et ses faux médicaments et l'envoie étudier à Paris. La vogue des faux médicaments est réapparue récemment sur Internet ! |
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En fait d'études, Alphonse préfère passer son temps aux terrasses des cafés ou dans le jardin du Luxembourg ! Il ne se présente pas à l'un des examens de l'école de pharmacie. Son père, s'apercevant que les fréquentations extra-estudiantines de son fils ont pris le pas sur ses études, décide de lui couper les vivres.
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Pour subsister, Alphonse Allais s'essaye d'abord à la photographie, sur les traces de son ami Charles Cros, mais ne connaît pas le succès. Il décide alors de s'essayer au métier de journaliste, publiant des chroniques loufoques dans diverses revues parisiennes.
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Avec ses amis du Quartier latin, il fait aussi partie de plusieurs groupes fantaisistes comme « les Fumistes, « les Hydropathes » ou « les Hirsutes ».
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En 1881, il devient collaborateur du journal « Le Chat noir », dans lequel il publie des écrits humoristiques et des nouvelles écrites au jour le jour. En 1886, il devient rédacteur en chef de ce journal.
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Il continuera à publier chaque jour des contes et d'autres œuvres courtes dans des journaux tels que le « Gil Blas » ou, à partir de 1892, « Le Journal ». La dernière chronique d'Alphonse Allais est parue le 20 octobre 1905.
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Ses chroniques et contes sont publiés en recueils : À se tordre (1891) Vive la vie ! (1892). Au cœur de la Belle Époque, il devient célèbre et populaire grâce à son écriture légère et à son humour décalé, ses calembours et ses vers holorimes.
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VERS HOLORIMES
Par les Bois du Djinn où s'entasse de l'effroi
Parle et bois du gin ou cent tasses de lait froid
Aidé, j'adhère au quai ; lâche et rond je m'ébats.
Et déjà, des roquets lâchés rongent mes bas.
Ah! vois au pont du Loing de la vogue en mer, Dante
Hâve oiseau, pondu loin de la vogue ennuyeuse
(Alphonse Allais explique que la rime n'est pas riche,
mais qu'il préfère cela à la trivialité !)