LE SAMEDI OU LA SURPRISE DES BARBARES
Longtemps je me suis levé de bonheur. Je sautais du lit prestement, le cœur gai, content que l'on soit samedi et que ce jour installe, dans tous les rituels du séjour chez tante Léonie, un élément de désordre et de rigolade dans la famille.
Et pourtant c'était dû à un tout petit rien, au fait que Françoise, notre bonne, devait ce jour-là se rendre au marché de la ville voisine en début d'après-midi. Du coup on déjeunait une heure plus tôt. Impérativement et logiquement la matinée de chacun était raccourcie d'une heure. L’étourdi qui oubliait la particularité de ce jour-là, le dérèglement de l'horloge par rapport à celle des « barbares » - nous appelions ainsi ces fous qui se mettaient à table sur le coup de midi un samedi, chose que nous faisions nous aussi tous les autres jours de la semaine alors que le samedi chez nous c'était onze heures tout comme le lundi c’est raviolis chez les Le Quesnoy - l'oublieux du calendrier Pirelli, le distrait ou l’a côté de la plaque du décompte du temps, celui-là ou celle-là avait droit à des saillies taquines, des quolibets moqueurs, de la mise en boîte gentille :
- Eh bien, mon ami ? Vous souffrez de l'amnésie post-vendredi soir arrosée au Porto ? Avez-vous oublié qu'il faut vous raser les joues dès l’aurore et ne pas attendre la lecture du Figaro pour cela ? Maman trouvait rasoirs les articles de ce journal à l'exception de la chronique littéraire et de la revue des théâtres.
- Encore en charentaises, tante Léonie ? Vous avez des cors au pieds ou quoi ? N’oubliez pas de ranger vos fromages avant onze heures !
D’entendre tout cela Françoise dans la cuisine entrait dans des fous rires sans fin et je me précipitais dans les jupes de ma grand-mère en faisant semblant de sangloter :
- Françoise va encore faire pipi dans sa culotte !
Pendant ce temps le soleil entrait par la fenêtre ouverte et illuminait notre reproduction du « Déjeuner sur l'herbe » de Manet dont les personnages semblaient s'amuser encore plus qu'à l'habitude sauf la dame toute nue qui, comme maman, n'avait pas l'air d'apprécier le compte rendu de la pièce de Feydeau qu’on jouait la veille aux Mathurins, « Mais ne te promène donc pas toute nue ! ».
Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le mardi 29 novembre 2022
à partir de la consigne 2223-11 ci-dessous.