LES ÉTRANGES RÊVES DE MARCEL P. Chapitre 5, Les Bêtises de Combray
Longtemps je me suis bouché les yeux et abstenu du bonheur de rencontrer des gens différents. Était-ce par timidité, par peur de l’inconnu, par conservatisme ou par prudence qu’à petits pas je me retenais de me livrer aux mains des belles étrangères qui vont aux corridas et que j’aimais déjà pourtant quand j’étais un petit enfant ?
Et puis mes parents, des industriels du Nord richissimes et facétieux, m’ont fait cadeau, deux ans jour pour jour après ma naissance, d’une petite sœur qui était le contraire de moi-même. Céleste était et est toujours une risque-tout, une emmerdeuse, une rentre-dedans, une jamais froid aux yeux, une metteuse de pieds dans le plat et en sus de cela une obstinée atypique doublée d’une anticonformiste gagne-petit.
Aujourd’hui que moi, Philippe Marlowe, directeur des filatures éponymes, j’ai atteint la cinquantaine et que nous commençons à être, comme on dit, «bien tapés», ni mes parents ni moi ne nous enorgueillissons de compter parmi les membres de notre famille une employée de la gendarmerie nationale. Même si, à force de coups que j’imagine gonflés autant que foireux, Céleste a atteint le grade de capitaine remplaçant à la brigade de Combray – comment cela peut-il exister, des localités avec un nom pareil ? – j’éprouve toujours un énervement certain à admettre que ma sœur vit dans le même monde que nous… sans faire partie du nôtre !
Il n’y a que mon épouse, Jane, et nos enfants, Bill et Carole, qui l’adorent, même si elle les a surnommés «Pas de plaisir», «Biloute» et «Roubignole». Pour vous donner une idée du personnage, à chaque fois qu’elle nous rend visite au château, comme en ce moment pour fêter Noël en famille, elle refuse d’occuper une des nombreuses chambres libres et préfère dormir dans le véhicule militaire canadien que notre père, collectionneur de vestiges de la récente grande guerre, a conservée dans le fond du jardin avec d’autres reliques de diverses armées en vue d’en faire un musée édifiant pour les générations futures.
- Ch’est m’canadienne à mi ! déclare Céleste avec fierté. J’adore faire du campinche ! Et pis qu’est-ce que j’dors ben dins ch’te carrette-là !
Un que la situation n’enchante pas, c’est Jules Maigrelet, notre jardinier, qui craint toujours pour les variétés de fleurs qu’il crée dans nos serres voisines de l’entrepôt militaire du paternel. Il n’aime pas du tout que Céleste fasse près de ses roses des exercices de jonglage avec des grenades anglaises devant les enfants. Eux s’esclaffent d’entendre l’accent Ch’ti à couper «au coutiau» de notre gendarmette.
***
Ce matin, Céleste n’a pas pu faire de grasse matinée dans son gourbi antique. Vu les circonstances, j’ai dû aller la réveiller en sursaut.
- Céleste ! Céleste ! Réveille-toi ! Il y a un mort dans la maison !
- Laiche me dormir, Phi-Flip ! Cha attindra !
- Lève-toi, te dis-je, c’est grave !
- Quo qu’chest, qu’est grafe ? Papy a cassé s’pipe ?
- Non, il se porte à merveille. C’est lui qui a découvert le cadavre !
- Un cadafe ? Eul cadafe eud qui ?
- On ne sait pas. D’après la forme des fesses, toutes petites et maculées d’encre, c’est un inconnu.
- Laiche me l’temps d’m’habiller. J’arrife !
Elle a enfilé une robe de chambre bariolée par-dessus son pyjama en pilou, s’est coiffée d’une chapka russe trouvée dans le musée de notre père et a à peine pris le temps de lacer correctement ses godillots. Quand elle est sortie de l’ambulance calcinée, elle semblait encore plus givrée que le paysage des alentours.
***
Dans la bibliothèque on a retrouvé Grand-père en compagnie de La Rosière – c’est comme ça qu’on appelle notre bonne depuis qu’elle a été élue rosière de son village en 1920, il y a deux ans et qu’elle n’a toujours pas trouvé de prétendant depuis -. Se trouvaient là aussi Jane, mon épouse, et Joséphin Lampion, notre majordome.
Et surtout, devant la cheminée, allongé sur le ventre à même le sol, attirant l’attention de tous les regards, il y avait un homme tout nu, vêtu d’une peau de bête mais ce n’était pas un enfant de Caïn enfui de devant Jéhovah. D’ailleurs, il n’y avait pas eu de témoins à ce meurtre si c’en était un.
Vêtu n’était pas non plus le bon mot. Le corps dénudé était plutôt juste recouvert d’une peau d’âne. Céleste, qui avait enfilé des gants de vaisselle en caoutchouc rose – mon Dieu, quelle allure grotesque tout cela lui faisait ! - la souleva en la tirant par les oreilles. Elle trouva dessous une chevelure brune, un dos chétif et deux petites fesses d’homme sur lesquelles on avait écrit « Rends nous l’art, Jean ! ».
Elle saisit le poignet de l’inconnu, constata que le pouls ne battait plus et déclara.
- C’h’est fini, pour ch’ti lal, les plaisirs et les jours ! Cherchez pas à y faire du bouc’ à bouc’ cha s’rot du temps perdu !
Et pour cause. Tout le monde avait bien vu, du reste, entre les cheveux brillantinés et le dos du bonhomme que la base du crâne avait été défoncée avec un objet en métal doré qui avait été laissé sur place.
Céleste demanda à La Rosière de lui amener un sac pour ranger l’arme du crime mais la jolie jeune fille était à moitié dans les vapes et c’est Lampion qui alla dans les communs exécuter l’ordre. Pendant ce temps-là elle souleva l’objet en tâchant de ne pas tacher davantage la moquette pourtant déjà bien foutue.
- C’h’est quoi ch’machin-là ? Et quo qu’ch’est qu’y a d’écrit, là ? Césure ? Césaire ? César !
Elle mit l’objet doré dans le sac de Lampion et puis elle saisit l’homme aux épaules et retourna le corps.
Un grand cri de stupeur s’éleva ainsi que le silence strident de la bonniche qui s’évanouilla en visionnant la coquillette et les noix de cajou du gugusse (Mais qu’est-ce que je raconte, moi ? Ressaisissons-nous, Philippe Marlowe !).
- Eh ben quoi ? Quo t’ché qu’y a ? Vous l’arconnaichez ?
- Pas du tout !
- Jamais vu !
- Inconnu au bataillon !
- Té m’étonnes, bande eud babaches ! nous dit Céleste en se relevant. J’y comprinds rin à vos cacoules mais ch’bonhomme-là, mi, jé l’connos !
- Tu le connais, Céleste ?
- Je n’sais pas c’qu’y fout là mais ch’est un gars d’Combray ! Quelqu’un d’la haute, comme ti z’autes tertousses. Ch’est ch’ tchiot Marcel !
- Marcel ?
- Marcel Proutch, un rentier qui vit là-bas tout seul avec eus gouvernante !
- Mais enfin diantre, Céleste ! Pourquoi cet individu a-t-il choisi de venir se faire assassiner chez nous qui ne le connaissons pas ? Et qui a fait le coup ? Faut-il appeler la police ou Scotland Yard ? Et c’est quoi cette histoire de peau d’âne ? Et y aura-t-il de la neige à Noël ? Du Christmas pudding ? Céleste ! Céleste ! Capitaine Marlowe ! Pourquoi votre Range Rover est-elle toute noire sur la photo ? Dites-nous tout, Capitaine !
***
Marcel P. avait la tête très lourde quand il se réveilla mais lorsqu’il se passa la main derrière la nuque il ne ressentit ni plaie ni bosse et ne ramena pas devant ses yeux entr’ouverts des doigts poisseux de sang. Derrière les interstices des volets, un grand soleil semblait prêt à illuminer une autre de ces nombreuses journées d’ennui où l’on n’a plus à cœur que d’écrire de longues phrases insipides en vue d’ennuyer un lecteur inconnu. Quoique…
Mais comme il se méfiait de ses cauchemars à tiroirs de ces derniers jours, il sortit de son lit, enfila sa robe de chambre unie par-dessus son pyjama bariolé, descendit à la cuisine et fut ravi d’y trouver Céleste A., sans valise et sans épuisette, qui préparait tranquillement leur petit-déjeuner. On était bien en 1922 et c’était une journée bien réelle qui commençait.
- Céleste ! Céleste ! Tu peux ranger tes madeleines ! J’ai pris une grande décision après mon rêve de cette nuit ! Je laisse tomber la littérature sérieuse ! Je vais écrire des romans policiers ! J’ai déjà trouvé le titre du premier : « Un cadavre dans la bibliothèque ! »
- Excellente initiative, mon petit Marcel ! J’en connais un que cela va rendre heureux !
- Qui ça ?
- Un grand lecteur belge prénommé Jean-Claude qui ne sera pas obligé de se farcir la lecture de la «Recherche du temps perdu» et aura ainsi davantage de temps pour recadrer au ciseau celles de ses photos où la mer n’est pas horizontale !
Marcel se pinça la chair du dessus du bras pour s’assurer qu’il n’était pas encore une fois en train de rêver mais non, tout était bien réel et c’était simplement Céleste qui était repartie dans ses « divagations médiumniques pour esprit de sel dans la queue du chat ».
- L’idéal pour écrire des polars qui marchent, mon petit Marcel, ajouta-t-elle en servant le thé, c’est de prendre un bon pseudo féminin. Quelque chose dans le genre Alicia Pristi ! Et de toujours faire en sorte que le coupable soit le jardinier !
Bon sang, mais c’est bien sûr, songea Marcel ! Elle a raison ! Une sombre histoire de trafic de cattleyas !
Ecrit pour le Défi du samedi n° 673 d'après cette consigne