AUGUSTIN TRAQUENARD : LE RÉCIT DE MATHILDE FLEURVILLE
La dernière fois que j’ai vu Augustin Traquenard c’était ce soir étrange où il a fait si chaud. Je rentrais du travail après avoir récupéré Georges, notre bébé, à la crèche. Nous habitions alors un appartement à l’étage au n° 4 de la rue des Petits-Champs à Paris. Augustin s’apprêtait à promener notre chien, un fox-terrier bizarrement tout blanc que nous avions appelé Emile. On s’est croisés sur le palier.
- Je vais acheter des allumettes. Prépare les pinces en or, je ramènerai aussi du crabe.
Il n’est jamais revenu.
***
Il avait arrosé encore tout de travers la pauvre plante en pot qui ornait notre home. Il en mettait partout avec sa cruche antique, de l’eau, sauf là où il fallait. Chaque fois je l’engueulais. Il protestait :
- Hé ! Ho ! Tu ne vas pas en faire toute une affaire de ce que l’eau dégouline sur ton tournesol ?
- D’abord ce n’est pas un tournesol, c’est un azalée et c’est le pied de la plante qu’il faut arroser, pas la fleur !
- Tournesol, lotus, bleuet, orchidée , c’est pareil, espèce de maudite Mathilde ! Fleur vile ! L’azalée, c’est une valse !
Je ne lui répondais pas que la valse, justement, quand nous la dansions, il m’écrasait les pieds. Avec Augustin, il valait mieux ne pas envenimer les situations.
Le soir est tombé puis la nuit. L’angoisse montait. La clarté des étoiles semblait mystérieuse. Par la fenêtre ouverte je scrutais les mouvements de la rue, guettant son retour.
Devant le café où nous avions nos habitudes, le Pharaon, un voyou guettait un client de passage qui fumait le cigare en terrasse. La lune était pleine. Il y avait sans doute du drame dans l’air mais je n’étais pas objective. On a marché sur la moquette du palier mais ce n’était pas lui.
Les lumières de la ville se sont éteintes. J’ai fini par aller me coucher.
***
Il n’a pas donné signe de vie pendant trois jours. Le quatrième une carte postale est arrivée. La Grand’place de Bruxelles au recto. Au verso, ces quelques mots : « Ne t’inquiète pas. Je t’expliquerai. »
Pourquoi donc était-il parti ?Je subvenais à tous ses besoins, même les plus illégaux. Mes parents nous aidaient bien. J’avais toujours de la coke en stock. Je ne lui coûtais rien en bijoux, je n’aime rien tant qu’être habillée simple. Bien sûr les vagissements du bébé la nuit lui cassaient un peu les oreilles mais c’étaient les dents, ça passerait.
Oui, c’est vrai, il buvait, il était violent, m’injuriait et me battait même parfois. A part cela c’était le plus délicat et le plus délicieux des hommes en public. Une espèce de milord noir. D’âme, je parle, pas de peau. Il n’avait rien à voir avec Sydney Poitier.
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Bruxelles. Pourquoi la Belgique plutôt que l’Amérique ou le Congo ? Est-ce qu’il y avait une autre femme derrière cet envol ?
J’ai fini par aller trouver le détective du rez-de-chaussée. Son agence s’appelait Fiat Panda.
- C’est à moitié en hommage à Léo Malet et à son agence Fiat Lux et à moitié parce que je suis rangé des voitures. Je suis un ancien des R.G.
- Les Renseignements Généraux ?
- Non, les Recherches Graveleuses. Florent Fouillemerde pour vous servir. Vous par exemple, votre compagnon est parti et vous vous demandez avec qui.
Il y avait des boules de cristal qui lui servaient de presse-papier sur son bureau. J’en ai compté sept. J’étais chez Madame Irma la voyante ou quoi ? Il devinait toutes mes pensées.
- Je les collectionne. J’en ai 714. Vous avez une photo du disparu ? Et une photo du chien ? C’est surtout lui que vous voulez retrouver, non ?
***
Cher mais efficace, le détective. Comme quoi il ne faut pas se fier aux apparences ni au patronyme des gens. Il m’a rappelée quinze jours après.
- Le 21 au soir, après être sorti de chez vous, Monsieur Traquenard a pris l’autocar pour Bicêtre.
- L’hôpital ?
- Non, Le Kremlin-Bicêtre. Là-bas il a retrouvé un ami à lui fraîchement débarqué des Ardennes. Un nommé Archibald Rimbock, pas forcément recommandable d’après mes renseignements. C’est un type barbu qui porte un monocle, une casquette de marinier de la Meuse et n’a que l’invective à la bouche. Le lendemain matin on retrouve leurs traces à la gare du Nord où ils se sont accrochés avec un photographe de rue nommé Karjaboudjan. Rimbock l’a blessé à la main, d’un coup de couteau. Ils ont filé ensuite, le laissant tout saignant, et ils ont sauté dans le train pour Bruxelles. Là-bas ils ont vécu un temps au 26 rue du Labrador. Puis ils sont partis pour Londres.
- Filer le parfait amour ?
- Rien n’est moins sûr, madame Fleurville. C’est une affaire assez bizarre et… c’est pire encore que tout ce que vous pouvez imaginer. Ils vivent très honorablement, là-bas. Ils fréquentent les bibliothèques et ils donnent des cours de français. Et… êtes-vous prête à entendre l’insupportable ?
- Allez-y docteur ! Euh… Madame Irma. Pardon, ça m’a échappé, M. Fouillemerde.
- Je comprends que vous soyez troublée et vous allez l’être encore plus. Ces deux messieurs… Comment vous le dire ? Ils écrivent de la poésie.
***
Augustin Traquenard ! J’ai vite fait une croix sur ce dégénéré. Je me suis mariée l’année suivante avec un industriel belge nommé Rémi Tatin.
Le plus désolant dans l’histoire a été de perdre le petit chien blanc si intelligent, Emile, dont Fouillemerde n’a pas pu me dire ce qu’il ‘était devenu. Il ne me reste de cette époque que cette photo un peu floue de lui : c’est celle que j’avais confiée au détective et qu’il m’a rendue. Je me souviens qu’on l’avait même fait agrandir et encadrer, quand nous habitions rue des Petits-champs, Augustin, Georges et moi.
C’est du passé. Rémi et moi sommes heureux. Nous habitons avenue Louise à Bruxelles, c’est dire ! Nous venons de donner une petite-demi-sœur à Georges. Elle est adorable. Nous l’avons prénommée Emmylou.
Emmylou Tatin, ça sonne bien, non ?
Pondu pour l'Atelier d'écriture de Villejean le 14 et le 15 juin 2020
à partir de la consigne ci-dessous.