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Mots et images de Joe Krapov
29 janvier 2020

SEMPER MANET AENIGMA

AEV 1920-17 838_un-bar-aux-folies-bergere

- Qu’est-ce qu’il a mon profil droit ? Ils sont là tous les dimanches après-midi à le scruter depuis leur balcon. Vous le savez, vous, Monsieur Edouard ? Tournez la tête discrètement vers votre gauche et regardez la maison d’en face. Ils sont installés tous les trois sur leur balcon comme s'ils étaient dans une loge de théâtre. D’ailleurs ils ont des jumelles. Seulement dès que l’on tourne la tête vers cet homme et des deux femmes, ils les font disparaître.

Peut-être qu’ils se posent des questions à votre sujet, Mademoiselle Clémentine ? Pour une serveuse de bar vous êtes drôlement bien habillée : superbe camée autour du cou, col en dentelles, boucles d’oreilles en perle et… Ce bracelet, c’est de l’or ? Quelqu’un vous l’a offert ?

Clémentine rougit. Si elle ne savait pas Monsieur Edouard aussi respectable que respecté, aussi rangé des voitures que fidèle époux, qui plus est en âge d’être son père mais ça, justement, ça ne prouve rien, elle pourrait se dire qu’il a mis dans sa question une petite nuance de jalousie ou de regret.

- Effectivement… c’est un cadeau de … d’un bon client.

- Ecoutez, Clémentine. Je vais m’asseoir à la table près de la fenêtre. Faites-moi porter un café par Victor. Je vais faire semblant de lire le journal et les observer plus attentivement.

- Merci à vous ! C’est gentil de m’aider à comprendre.

Monsieur Edouard a fait ce qu’il a dit. Le regard en coin il porte son attention sur l’homme et les deux femmes au 1er étage de la rue d’en face.

AEV 1920-17 WEB_EManet_LeBalcon_AMChristinIl s’agit vraisemblablement d’un couple de bourgeois et de leur fille. Il décèle un petit côté "parvenus" chez ces gens-là. Ca voudrait avoir l’air mais ça n’a pas vraiment les sous ni surtout le goût.

La jeune fille est du genre à se prénommer Berthe, même si c’est sa maman qui a l’air de vouloir vivre sur un grand pied et chausse d’ailleurs du 42. Berthe porte elle aussi un médaillon autour du coup et des boucles d’oreilles mais ces bijoux ne lui siéent pas du tout. Plus ridicule encore : elle est propriétaire d’un bichon minuscule a qui elle a collé un noeud sur le dessus du crâne.

Monsieur Edouard a entrepris de faire les mots croisés du « Temps ». Il réfléchit à ce qui ne va pas dans leur habillement. Et il trouve :

En quatre lettres : on le relève en cas de défi ;
En huit lettres : pour les belles étrangères qui vont aux corridas ;
En huit lettres également : Ennemie des pervenches pour Brassens.

Gant, éventail, ombrelle. S’il fait chaud à la fenêtre au point qu’on se protège du soleil par une ombrelle et de la chaleur par un éventail, pourquoi mettre des gants chez soi ? Et ce chapeau à fleurs ridicules, elle dort avec, la nuit ? Et le père qui fume négligemment sans même tenir un cendrier à la main, pourquoi ne tombe-t-il pas la cravate s’ils n’attendent personne ?

Monsieur Edouard remplit d’autres cases de la grille imaginée par Adolphe Brouty puis il tourne son regard vers Clémentine toujours debout, gracieuse et immobile devant le long miroir du bar.

AEV 1920-17 manet-le-dejeuner-dans-l-atelierEt à ce moment-là il comprend. Ce n’est pas la barmaid des Folies-Bergère que le trio observe ; c’est, à l’autre bout de la salle le jeune Léon Koalla qui vient de terminer son déjeuner avec un riche bourgeois. Dans la tenue du jeune gommeux Monsieur Edouard relève les mêmes fautes de goût : canotier trop petit, nœud de cravate trop volumineux. Les deux commensaux ont bu du rosé en mangeant des huîtres et Léon n’a même pas terminé sa douzaine. Ca ne semble pas gêner son compagnon qui fume une bouffarde tandis que la serveuse Rosa débarrasse la table. Elle installe ensuite une autre nappe puis le jeune homme qui regardait la fenêtre au trio se rassied et sort un un jeu de de cartes. Ils se mettent à jouer avec des allumettes pour enjeu. De fait, ils flambent. Combien vaut l’allumette ce jour ? Monsieur Edouard a compris. Il se dit :

- Je parie que si je me retourne je vais voir…

Il pivote brusquement sur lui-même.

- … trois paires de jumelles ! Bingo !

Il abandonne sa couverture de cruciverbiste et va retrouver Clémentine au bar.

- Cessez de vous inquiéter, belle mademoiselle ! Ce n’est pas vous qu’ils surveillent. C’est le jeune Léon qui doit sans doute être leur fils !

Clémentine rougit encore et balbutie :

- Justement... Peut-être…

- Pas du tout ! objecte, finaud, Monsieur Edouard. Ce qui les intéresse c’est le pognon qu’il va extorquer aujourd’hui à ce brave Rousselin ! Vous savez, LE Rousselin des laboratoires pharmaceutiques. Une fortune galopante en ces temps de grippe espagnole ! Je suis sûr que les Koalla n’ont plus que cet argent-là pour assurer leur semblant de train de vie supérieur. Mais cela ne nous regarde pas ! Je dois y aller, Clémentine. Je n’ai plus dix-sept ans et c’est pourtant l’heure des tilleuls verts et de la promenade avec mon épouse.

- Vous lui transmettrez mes amitiés, monsieur Edouard !

- Je n’y manquerai pas.

***

Le trio a quitté le balcon et fermé la fenêtre. La partie de cartes est terminée. Bien entendu Rousselin est sorti rincé. Il a signé à Léon un chèque sur lequel les zéros sont comme les roues d’une belle automobile. Une limousine luxueuse qui emmènerait Léon loin de sa famille, vers une vie emplie d’amour simple et de beauté tranquille.

AEV 1920-17 838_un-bar-aux-folies-bergereIl est venu au bar, a ajusté son horrible cravate jaune à rayures noires, s’est raclé la gorge. Il a regardé la serveuse impassible droit dans les yeux et a balbutié :

- Mademoiselle Clémentine… Ce soir j’ai gagné assez d’argent pour que… Si vous voulez, je vous enlève !

La jeune femme n’a rien répondu mais elle a rougi. La musique s’est arrêtée. Et Léon s’est rendu compte… qu’il ne se reflétait pas dans la glace ! Et en plus de cela, de manière complètement irréaliste, il y avait sur la droite le reflet d’une autre Clémentine qui faisait des confidences au reflet de Monsieur Edouard !

- Je crois que ça va pas le faire, Léon ! a dit la voix de Maman dans son oreillette gauche. Reviens, on a les mêmes à la maison !


Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le mardi 28 janvier 2020
à partir de la consigne ci-dessous :

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Commentaires
M
Hey, m'sieur Krapov.... Quand votre trio a quitté le balcon, il est venu ici, à la Gacilly. On peut dire qu'il n'a pas bien choisi son endroit, puisque son regard se fixe, et pour longtemps, sur le morne horizon d'une cour sans charme aucun.<br /> <br /> <br /> <br /> https://www.musardise.com/2020/01/la-gacilly-toute-nue-en-hiver.html
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J
Merci infiniment ! Je vais t'envoyer de quoi jouer à ce jeu-là tout le reste de ta vie ! ;-)
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A
magnifique consigne! magnifique texte!<br /> <br /> j'adore :-)
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Mots et images de Joe Krapov
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