LES BROUTILLES DE GUY BROUTY
Le grand philosophe Lao-Tseu a dit : « Un grand pas pour la Chine résulte d’une construction entre le buffet et le vase » et de fait tout ce qui nous vient de l’Orient extrême atterrit dans notre salon. L’ordinateur, le smartphone, la chaîne stéréo Akai, la revue de sudoku, tout se tient en effet entre le vase Ming hérité de tante Odette et le buffet hérité de l’oncle Henri.
A croire qu’ils se sont décarcassés pour rien les colonialistes des siècles passés ! Non seulement on ne rendra pas le Congo aux Belges, ils peuvent faire tintin là-dessus, non seulement l’histoire de la France en Indochine s’arrête en 1954, une excellente année pour les Bordeaux rouge, la Fédération nationale d’achat des cadres, le rock’n’roll et les admirateurs de Rimbaud qu’elle a vus naître mais on a aussi l’impression, comme disait Ringo Starr, qu’ «Anne d’Angleterre, c’est quand elle est foutue qu’on est le plus tranquille».
Et donc, entre le buffet et le vase, sur la table basse du salon, depuis que Léa est partie avec mon successeur, ce qui trône est encore un grand pas pour l’Asie. Oui, moi je suis comme cela, je mélange gaiement les Chinois, les Japonais et les Indiens. C’est l’édition du Kama Sutra illustrée par Dubout. Le livre est ouvert à la page 69 et on peut lire ceci : «Pratiquée dans l’air ou dans l’eau la position de débordement se fait à deux mais non sans mal. En effet il n’y a pas d’orgasme sans rigidité. Sauf chez les escargots. Si Ada animée ondulait à l’étage la renaissance ossue du sénateur du Lude a quelque chose d’osé mais tourne vite au gag chez les grainetiers moisis – sauf chez les escargots –".
Le Kama sutra ! Je ne l’avais jamais lu, ce livre ! Avec Léa on avait surtout regardé les images et ri de l’agglomération de tétons et de fesses avec lesquelles le dessinateur fou transforme l’attaché au Parquet en victime du harcèlement : SOS hommes battus d’avance ou le monde à l’envers. Tout est tourneboulé, ma brave dame, sauf chez les escargots. Mais n’est-ce pas là l’avenir ?
Sur mon chemin encore, ce soir, j’ai vu d’élégantes et sportives gazelles courir sauvagement, la queue de cheval au vent, le brassard connecté comptabilisant leurs performances de beautés vénusiennes. Tandis que leurs homologues masculins, en jeans déchirés, les mains dans les poches et les écouteurs sur les oreilles, arboraient l’air plus que las de ceux à qui Petite poissone vient d’annoncer que «Contrairement à ce qui a été prévu, la femme ne sera pas l’avenir de l’homme». Sauf chez les escargots.
Oui, le mâle de demain sera, comme moi, crucifié, cruciverbiste, verbicruciste, il ne cochera plus la bonne case, elles seront toutes noires et il se rabattra, comme je le fais ce soir, en refermant le livre, sur la revue de Sudoku.
Il songera : «Si le sudokiste est celui qui cherche à remplir de chiffres la grille perverse du sudoku, comment nomme-t-on celui qui a inventé ce supplice ? Un kudosiste ?».
Il m’est arrivé aux oreilles que Pompidou à Paris nichait naguère dans les pare-chocs et que son épouse se prénommait Claude. Peut-être est-ce une dame qui a inventé cette torture sur la grille ? Une Chinoise avisée ou une geisha sadique qui aurait fait fortune dans l’édition de guides de voyage et aurait inventé, pour que nous, occidentaux, ne bougions plus de chez nous, ce sport en chambre pour séparés ?
Une spécialiste du secours au voyageur peut donc prendre la moitié jaune et jolie d’une tour du Japon et nous la balancer sur la tronche en même temps qu’un paquet de mangas, comme les Américains ont fait avec leur culture aux lendemains des deux guerres mondiales ? C’est possible, ces choses-là ?
- Oui, répond Lao Tseu. Sauf chez les escargots !
- Mais pourquoi, Lao Tseu ? demandé-je, abattu, avant de m’endormir dans mon grand lit désert.
Et le philosophe de répondre :
- Ceux qui sont là juste pour regarder ou ceux qui donnent un coup de main en excédent sont encore plus dangereux avec des cornes.
Pondu à l'Atelier décriture de Villejean le mardi 15 octobre 2019
d'après la consigne ci-dessous.