VIVE LA FAMILLE !
Je m’appelle Albert Camus, comme l’autre, mais je n’ai jamais écrit de roman ou de pièce sur Caligula et je ne suis pas philosophe pour un sou. Je suis inventeur de jeux de société.
C’est moi qui ai pris cette photo et je me souviens très bien de cette soirée chez mon oncle Jean-Claude et ma tante Adrienne. Ils habitaient alors avenue Louise à Bruxelles et j’étais de passage par-là pour aller vendre nos derniers jeux sortis au «Brussels game festival» comme on dit en flamand (ou en wallon, je n’ai jamais été doué pour les langues).
Je ne sais plus de laquelle de leur petite fille on fêtait l’anniversaire, justement le soir où ils m’avaient invité. Coumarine ? Pivoine ? Ou Emilie qui est devenue célèbre plus tard en étant la première actrice capable d’interpréter au théâtre le rôle de Madame Chapeau sans que le public ne voie qu’il ne s’agissait pas d’un homme travesti.
Peu importe. La soirée a été très gaie parce qu’après l’indigestion de gâteau au chocolat on a joué au jeu des sept familles modernes dont j‘avais amené un prototype. Qu’est-ce qu’on a pu rire avec ces tirades improbables :
- Papy, dans la famille Minquien, je voudrais le promeneur.
- Pioche !
- Dans la famille Toutélectrique, Coumarine, je te demande « ton kéké en segway ».
- Tiens !
- Dans la même famille je voudrais « ta mère en trottinette »
- Tiens !
- Dans la même famille je voudrais « ton papy en hybride »
- Pioche ! A mon tour. Albert, dans la famille Gravuredemode je voudrais « la pineupe décolletée mais pas touche !»
- Tiens !
- Je voudrais maintenant « Grand-mère Brigitte cougar en string » !
- Tiens ! La peste soit de cette gamine elle va me piquer toutes mes cartes !
- Je voudrais aussi « La mère s’habille en Prada » !
- Alors non, ça ce n’est pas possible ! Aujourd’hui maman est morte ! Pioche ! A mon tour !
A la fin de la partie on est allé coucher les gamines et j’ai terminé la soirée avec tante Adrienne et oncle Jean-Claude à boire de leur excellent vin de Porto et à disserter sur les qualités littéraires inégalables selon eux de Marcel Proust, d’Amélie Nothomb et de Fred Vargas.
***
A la relecture de cette note manuscrite jointe à cette photo dans l’enveloppe quelque chose me semble clocher. C’est pourtant bien mon écriture mais… je suis sûr et certain que je n’ai jamais eu de famille en Belgique.Qui plus est je ne m’appelle ni Albert ni Camus. Mon prénom est Georges, mon nom est Lesaint et avant de venir dans cet endroit j’étais sous-lieutenant au 99e régiment de dragons à Mourmelon-le-Grand.
- Qu’est-ce que je dois faire, maintenant, Madame ?
- Ouvrez une autre enveloppe, monsieur Krapov ! me répond l’animatrice de l’EHPAD. Et laissez-vous aller pour écrire ce que vous inspire cette photo-ci.
Devant l'image des deux filles avec un gant de vaisselle jaune sur la tête j’ai commencé :
- Je m’appelle Célestine Bongopinot et j’habite Edimbourg. C'est moi qui ai pris cette photo et je me souviens très bien de...
Ecrit pour le Défi du samedi n° 570 d'après cette consigne
(illustration de la photo du haut)
99 DRAGONS : EXERCICES DE STYLE. 48, NÉGATIVITÉS
No man’s land 1 : chant de paysan
Ceci n’est pas une pipe et pourtant ça fume ! Cela n’est pas une tortue car le lièvre fuit devant et pourtant ça a des écailles sur le dos. Nom de nom ! Je n’ai pas la berlue, c’est un dragon ! Ca ne laisse pas de m’inquiéter pour la survie de nos troupeaux ! Car ce n’est pas un dragon comme les autres ! Jamais nous n’avons vu auparavant une bête aussi vorace. Le loup du Mercantour, la bête du Gévaudan et l’ours des Pyrénées ne sont rien à côté de lui. Ne nous barrez pas le passage ! Si nous n’alertons pas sa Majesté le roi en personne et en toute hâte le royaume entier ne survivra pas à ce désastre sur pattes !
No man’s land 2 : chant du chambellan
Ce n’est ni une révolte ni une révolution, Sire ! Ils ne portent ni bonnet rouge ni gilet jaune. Aucun rouquin parmi eux ne prétend être un juif allemand. Ils ne brandissent ni pancartes, ni drapeau, il n’y a pas d’écharpe tricolore en tête du cortège mais n’allez pas penser pour autant qu’il vous suffira d’envoyer la soldatesque pour régler le problème. Une espèce d’hydre de Lerne n’a rien trouvé de plus malin que de se glisser par une faille de l’espace-temps dans notre royaume à la pointe du monde moderne. Et cette bête n’est pas la dernière des perverses, qui réclame des jeunes filles de dix-huit à 22 ans pour son quatre heures. Ne me demandez pas ce que veut dire « passer les poulettes à la casserole » : moi non plus je ne suis pas maître-queux et je ne parle pas le langage du Harveyweinstein, pays d’où la bête semble issue. Mes connaissances linguistiques ne sont pas très au point et je me demande même s’il ne s’agirait pas simplement d’un dialecte hollywoodien.
No man’s land 3 : chant des chantres mous de la chevaleripaille
Nous ne sommes pas des héros ! Nos faux pas nous collent à la peau ! Ne reste-t-il pas du homard à servir à notre aimable assemblée plutôt que d’incroyables fables à propos d’un lézard géant qui rugit ? N’oubliez jamais la devise des chevaliers de la gueule ouverte : « Quand on est au pouvoir il n’y a jamais de lézard ! Quand on n’y sera plus on se bougera le cul afin d’y retourner ! ».
No man’s land 4 : couchage du roi dont le pays est mis à sac
Moi je ne chante pas, je déchante ! Je ne me résous jamais avec plaisir à composer le 3615 code Mercenaire de la Sainte-Eglise !
No man’s land 5 : chant religieux à moitié belge
Non, rien de rien, je ne regrette rien. Ma main n’a pas tremblé. Le dragon n’est plus. Mais je ne suis pas rassuré pour autant quant au sort de ce pays-là. La rose de la rédemption n’a pas daigné pousser dans le sang de la bête. Ce n’est pas là un bon présage. Et surtout dans ce désert de caillasse je ne retrouve plus le chemin de Damas ! Pourtant je n’ai pas l’intention de m’éterniser dans ce pays de sécheresse ! La peste soit de ce monde où le GPS n’a pas encore été inventé ! Seigneur, ne m’abandonne pas ici ! Ne m’interdis pas de retourner chercher des perles de pluie dans ce pays où il ne pleut pas, la Bretagne ! Je ne te promets rien mais je te jure si tu me viens en aide, je ne forcerai pas comme la dernière fois sur le kouign amann et le chouchen. Seigneur, je t’en conjure, ne me quitte pas !
Ecrit hors ateliers le 30 avril puis le 8 août 2019
N.B. L'illustration m'a été confiée par l'oncle Walrus, si je me souviens bien. Non : en fait je la lui ai empruntée depuis son Défi du samedi n° 541.