ESCARPINS EN ESCAPADE
Chaque nuit, rue de la Pompe, une paire de mocassins s’échappait du présentoir sur lequel elle s’exposait le jour pour se dégourdir les semelles. Personne jusque-là ne l’avait surprise. Mais un soir, deux petites sandalettes lui emboîtèrent le pas. Elles étaient peu discrètes et leur déplacement faisait des «cataclop» «cataclop», un bruit de tatanes qui se pavanent dans la savane.
- Cessez de nous suivre ou nous appelons un agent !» menacèrent les mocassins en se retournant vers elles.
- Mais enfin ! Nous sommes libres d’aller et venir à notre guise, nous aussi, dans ce magasin ! Les volets sont fermés, les vendeuses sont parties, on peut bien si on veut faire notre numéro de claquettes !
- Peut-être, mais pas dans notre sillage. Nous sommes sur une piste sérieuse. Nous travaillons, nous ! Nous ne songeons pas à danser comme de vulgaires ballerines ou des scandaleuses à boucles blondes !
- Nous sommes des sandalettes, pas des scandaleuses ! Vous êtes sur la piste de quoi ? Du dernier des Mohicans ?
- Nous cherchons la sortie. Quand nous étions dans la vitrine nous avons bien vu que le monde au-dehors est immense et plein de toutes sortes de chemins. Nous avons hâte de les parcourir. Aussi nous n’allons pas attendre que quelqu’un nous achète. Nous allons nous faire la paire avant ! Si on peut se tailler, on se taille !
- C’est vrai que vous êtes de drôles de pointures, tous les deux ! Du 45 ! Y’a pas grand monde qui chausse de ça. Même en soldes, et aussi de caractère, vous avez l’air un peu coincés pour longtemps ici !
A la loterie des rêves, les mocassins et les Nikolettes, car c’étaient des sandalettes de marque, ont gagné leur liberté : la dernière des vendeuses avait oublié de fermer la porte de l’arrière-boutique. Un coup de pieds dedans et voilà nos deux com-paires dehors et les commères qui les suivent.
- On a décroché le pompon ! chantaient les mocassins.
Comme ce fut amusant, au début, d’aller de bec de gaz en bec de gaz, de parcourir le vieux Paris d’où n’émergeait, dans le ciel étoilé, aucune tour Eiffel ! Bien sûr il fallait éviter le crottin des chevaux sur le pavé et les merdes de chien sur les trottoirs mais c’est une discipline que l’on apprend très vite, le slalom géant. Pratiquement au pied levé. Mais bientôt du monde arriva.
Enfin… Quand on dit « du monde »… C’étaient deux-va-nu-pieds des Ardennes, en déroute, qui s’avançaient bourrés sur le bord de la route.
- Regarde, Arthur ! Je le crois pas ! La bonne chance qu’on a ! Des pompes, et des neuves ! Comme on en portait jadis et naguère ! Et les mocassins sont pile-poil à la taille de mes ripatons !
- Parallèlement, les sandalettes me vont impec, Paulo !
Et c’est ainsi que, pour la première fois depuis bien longtemps, Verlaine et Rimbaud regagnèrent le domicile des Mauté de Fleurville, les beaux-parents de Paul, sans marcher à côté de leurs pompes.
Rimbaud derrière, qui prenait ses cliques et ses claques comme à l’habitude. Et Verlaine, chaussé de mocassins, qui battait la semelle devant.
Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le mardi 19 septembre 2017
d'après la proposition d'écriture n° 347 de Pascal Perrat
qu'on ne remerciera jamais assez de pondre pareils incipits !
(MANUS-) CRI DU (MOT-) COEUR!
Dans le noir d’un tiroir un manuscrit attendait anxieusement le résultat de son test de grossesse. Serait-il relié ou broché ? Cette question le tourmentait.
Car ce n’est pas le tout d’être et de se savoir génial. Il faut aussi passer par un stade de reconnaissance. Il faut que quelqu’un d’autre, après l’auteur, vous lise, vous apprécie, ce qui pousse votre géniteur à contacter un éditeur. Il faut aussi que celui-ci soit convaincu non seulement de la valeur littéraire du texte mais encore de sa valeur marchande.
C’est pourquoi « La Chasse spirituelle » - c’était le nom du manuscrit – s’inquiétait de rester là aussi longtemps dans le noir de ce tiroir-purgatoire. On n’était même pas chez Arthur mais chez Paul, son pote et quand on dit « son pote » il faudrait plutôt préciser qu’on était chez les beaux-parents de son pote, le père et la mère Mauté de Fleurville, les parents de la maudite Mathilde, la souris, la fée Carotte, la punaise comme Paulo l’a appelée dans un billet qu’il a fait parvenir récemment à sa jeune épouse.
Ca n’est pas très délicat. Et ça n’est pas très sérieux car dans son dernier courrier il réclame qu’on lui renvoie à Bruxelles ses effets personnels, le manuscrit de Rimbaud et « les lettres qui en font partie ».
Qui en font partie ? Mon cul, si on peut dire ! Si un manuscrit peut dire ça ! Du fait de leur entassement dans la même chemise, pas très propre, du reste, le manuscrit sait bien ce qu’il y a dans les lettres. Si elles tombent entre les mains du beau-père, c’en est fait du mariage. Y’a d’la rumba dans l’air et de la séparation de corps dans l’décor !
Il y a là-dedans de quoi refaire le procès des « Fleurs du mal ». Toutes les preuves des mauvaises mœurs de ces messieurs les poètes vont ravir les défenseurs plutôt fripouilles de la morale traditionnelle et de «Une famille c’est un papa + une maman».
Et de fait, lorsque Mathilde les découvre, les missives, la jeune épouse se jure cette fois-ci que tout est bien fini.
Que devient «La Chasse spirituelle», le manuscrit d’Arthur Rimbaud ? Il disparaît! Mais on le voit réapparaître, enfin édité, au Mercure de France, s’il vous plaît, en 1949, soit plus de soixante-dix ans après.
Relié ! Broché ! Préfacé par Pascal Pia ! Encensé par la presse !
Mais, car il y a un mais, ô scandale, semelles de vents et scandalettes, il s’avère qu’il s’agit d’un faux ! L’engouement pour la poésie, la bibliophilie et surtout pour Rimbaud est devenu tel qu’à part André Breton personne ne veut croire qu’il s’agit d’un canular pondu par deux théâtreux.
Ah il est bienheureux, le faux manuscrit ! « La vie est une farce à mener par tous », a écrit Rimbaud. Et les deux comédiens ont réussi leur coup. Après reconnaissance de la mystification, la maison d’édition retire le livre de son catalogue. Les exemplaires déjà vendus valent aujourd’hui une fortune sur E-bay ou dans les salles de vente.
Oui mais… le vrai manuscrit ? Celui du début ?
Il semble que la maudite Mathilde ait mis le feu au test de grossesse et jeté le bébé avec l’eau du bain.
Les vrais Rimbaldiens ont fait une croix dessus. Tout comme Rimbaud a terminé sa vie en faisant du trafic d’armes, ils ont changé leur fusil d’épaule. Ils sont tous au Harar et ils creusent. Ils retournent tout. Ils cherchent dans le sol les bras de la Vénus de Milo.
Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le mardi 19 septembre 2017
d'après la proposition d'écriture n° 354 de Pascal Perrat
qu'on ne remerciera jamais assez de pondre pareils incipits !
LE TEMPS DÉRÉGLÉ
Subitement le temps s’était déréglé. Il ne pleuvait plus des cordes mais des escaliers. Toutes sortes d’échelles et de rampes d’accès. Les croyants y voyaient un signe, les athées tentaient de démystifier le phénomène.
Ils étaient tous d’accord cependant sur un point, c’est qu’il était désormais impossible de sortir les jours de pluie. Quand on se prend trente-neuf marches sur le coin de la gueule, c’est assez hitchcockien comme situation !
Tout le monde tremblait de terreur devant l’échelle de Richter lorsqu’elle descendait du ciel !
Sans parler des spécificités locales. En Bourgogne, finis, les escargots. Il ne pleuvait plus que des escaliers en colimaçon.
Si encore, après la bataille – on appelait désormais ainsi les précipitations et on avait hâte qu’elles soient terminées – les escaliers, rampes ou échelles menaient quelque part ! Mais non !
Des audacieux, des téméraires avaient entrepris, le soleil revenu, de gravir les marches, de les escalader. Tous ces maîtres du barreau étaient vite redescendus ! Aucun qui menât au septième ciel ou chez des haricots géants.
Il y en avait un, en Normandie qu’on avait étudié en long et en large. En hauteur, en fait. Il comportait 365 marches, 52 fenêtres flottantes de type windows 10 et 12 paliers qui ne palliaient pas le problème posé par ces chutes d’escalier. Quand on arrivait au sommet on avait la tête dans les nuages alors on se sentait cotonneux, on comptait les moutons, on s’endormait, on titubait, on dévalait l’escalier et on se retrouvait en bas couvert de contusions et de confusion.
En haut des échelles on trouvait des toits. Les plus hardis posaient le pied sur cet atoll ondulé mais parfois l’échelle tombait. De là-haut ils faisaient signe aux passants, aux avions. Tout le monde répondait « coucou », surtout les vieux avions, croyant qu’ils agitaient la main juste pour dire bonjour. Certains sont morts de faim là-haut dans cette canopée où il n’y avait ni canapés ni petits fours.
Tout ce phénomène s’arrêta cependant un jour que l’on dira béni. Lorsqu’une grande échelle de pompiers réussit à trouver sur son chemin la femme de Gargantua, Badebec, elle s’accrocha à son mollet entraînant tous les autres à sa suite.
- Zut mon bas a filé ! s’exclama Madame Gargantua en constatant l’échelle.
Je m’aperçus alors que je m’étais donné un quart d’heure pour répondre à cette consigne et qu’il avait filé lui aussi. J’en fus bien content.
Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le mardi 19 septembre 2017
d'après la proposition d'écriture n° 351 de Pascal Perrat
qu'on ne remerciera jamais assez de pondre pareils incipits !