AEV 1718-02 mocassins

Chaque nuit, rue de la Pompe, une paire de mocassins s’échappait du présentoir sur lequel elle s’exposait le jour pour se dégourdir les semelles. Personne jusque-là ne l’avait surprise. Mais un soir, deux petites sandalettes lui emboîtèrent le pas. Elles étaient peu discrètes et leur déplacement faisait des «cataclop» «cataclop», un bruit de tatanes qui se pavanent dans la savane.

- Cessez de nous suivre ou nous appelons un agent !» menacèrent les mocassins en se retournant vers elles.

- Mais enfin ! Nous sommes libres d’aller et venir à notre guise, nous aussi, dans ce magasin ! Les volets sont fermés, les vendeuses sont parties, on peut bien si on veut faire notre numéro de claquettes !

- Peut-être, mais pas dans notre sillage. Nous sommes sur une piste sérieuse. Nous travaillons, nous ! Nous ne songeons pas à danser comme de vulgaires ballerines ou des scandaleuses à boucles blondes !

 

AEV 1718-02 sandalettes

- Nous sommes des sandalettes, pas des scandaleuses ! Vous êtes sur la piste de quoi ? Du dernier des Mohicans ?

- Nous cherchons la sortie. Quand nous étions dans la vitrine nous avons bien vu que le monde au-dehors est immense et plein de toutes sortes de chemins. Nous avons hâte de les parcourir. Aussi nous n’allons pas attendre que quelqu’un nous achète. Nous allons nous faire la paire avant ! Si on peut se tailler, on se taille !

- C’est vrai que vous êtes de drôles de pointures, tous les deux ! Du 45 ! Y’a pas grand monde qui chausse de ça. Même en soldes, et aussi de caractère, vous avez l’air un peu coincés pour longtemps ici !

1311268-Verlaine_et_Rimbaud_marchant_dans_LondresA la loterie des rêves, les mocassins et les Nikolettes, car c’étaient des sandalettes de marque, ont gagné leur liberté : la dernière des vendeuses avait oublié de fermer la porte de l’arrière-boutique. Un coup de pieds dedans et voilà nos deux com-paires dehors et les commères qui les suivent.

- On a décroché le pompon ! chantaient les mocassins.

Comme ce fut amusant, au début, d’aller de bec de gaz en bec de gaz, de parcourir le vieux Paris d’où n’émergeait, dans le ciel étoilé, aucune tour Eiffel ! Bien sûr il fallait éviter le crottin des chevaux sur le pavé et les merdes de chien sur les trottoirs mais c’est une discipline que l’on apprend très vite, le slalom géant. Pratiquement au pied levé. Mais bientôt du monde arriva.

Enfin… Quand on dit « du monde »… C’étaient deux-va-nu-pieds des Ardennes, en déroute, qui s’avançaient bourrés sur le bord de la route.

- Regarde, Arthur ! Je le crois pas ! La bonne chance qu’on a ! Des pompes, et des neuves ! Comme on en portait jadis et naguère ! Et les mocassins sont pile-poil à la taille de mes ripatons !
- Parallèlement, les sandalettes me vont impec, Paulo !

Et c’est ainsi que, pour la première fois depuis bien longtemps, Verlaine et Rimbaud regagnèrent le domicile des Mauté de Fleurville, les beaux-parents de Paul, sans marcher à côté de leurs pompes.

Rimbaud derrière, qui prenait ses cliques et ses claques comme à l’habitude. Et Verlaine, chaussé de mocassins, qui battait la semelle devant.

 
Pondu à l'Atelier d'écriture de Villejean le mardi 19 septembre 2017 

d'après la proposition  d'écriture n° 347 de Pascal Perrat
 

qu'on ne remerciera jamais assez de pondre pareils incipits !