M... A DISPARU !
- Ricky, voilà encore une autre voiture qui s'arrête !
- Ne t'inquiète pas, Maria, ils doivent venir rejoindre les deux autres flics là-bas au bout.
- Quand même, Ricky, tu n'es pas prudent d'avoir servi le Joop avec tous ces policiers dans le secteur.
***
Janssens arrêta la traction avant sur l'espèce de parking face au Rhin. Maigret s'extirpa avec difficulté du siège arrière où il avait commencé à somnoler.
- Arrête-toi près de ces deux-là, avait-il ordonné au chauffeur. Tu les connais, Janssens ?
- Oui, ce sont les Van Looy, ils tiennent une espèce d'épicerie-bar pour les mariniers qui descendent le Rhin.
***
- Ricky, il va falloir assurer !
- Laisse-moi faire, Maria, je m'occupe de tout.
***
- Bonjour monsieur Van Looy. Bonjour Maria. Le commissaire français enquête sur deux... disparitions survenues dans notre village.
- Vous n'avez rien remarqué de bizarre dans le coin, ces temps-ci ? » questionna Maigret.
- Bizarre ? Disparitions ? Non.
- Il y avait des péniches arrimées ici dernièrement ?
- Des péniches ? Non.
- Mais la semaine dernière, ajouta Maria, nous avons vu un remorqueur qui tirait quatre barques avec des gens dedans.
- Ils se sont arrêtés chez vous ?
- Non.
- Est-ce qu'on peut entrer dans votre mastroquet pour boire un coup ? J'ai de nouveau très soif.
- Mais bien sûr, commissaire. Après vous.
En entrant dans la boutique, Maigret fut saisi à la gorge par les odeurs mélangées du camphre, des épices, de la bière et du café qui bouillait sur un coin du poêle dans une vieille cafetière émaillée.
- Une bière, Janssens ?
- Vous ne voulez pas plutôt goûter le schnaps, commissaire ?
- Va pour le schnaps. Dîtes moi, monsieur Van Looy, il est là depuis longtemps le petit trou dans le mur au-dessus de cette porte ?
- Ah ça, ça date de la guerre, commissaire. C'est qu'on n'a pas rigolé par ici, vous savez.
- Va donc me chercher les autres, Janssens. Nous allons perquisitionner dans votre remise, M. Van Looy. Si vous voulez bien nous donner la clé.
***
- On a trouvé deux corps, commissaire. Enterrés à la va vite. Chacun d'eux a une balle dans la peau.
- Les armes ?
- Chacun des deux hommes avait la sienne dans la poche de sa veste. Deux petits calibres de marque différente. Et...
- Et ?
- Chacun avait une balle de l'autre dans le corps. D'après les Van Looy, il s'agit d'un règlement de comptes qui a eu lieu chez eux entre deux consommateurs. Mais le plus bizarre, c'est que...
- Accouchez, Janssens ! Ou plutôt non. Le plus bizarre c'est l'identité des deux hommes. L'un s'appelle Jules Maigret, il est petit, un peu large d'épaules, il a des favoris, une tête de directeur de cirque et une carte de commissaire de la P.J. dans son portefeuille. L'autre s'appelle Bruno Maigret, il a les cheveux gras, des points noirs sur le nez. Je peux vous dire qu'il exerce la profession de restaurateur. Je peux même vous donner le nom de sa gargote : le Tord-boyaux. Un boui-boui bien crado à ce qu'on m'a dit !
- Alors là, vous m'épatez, commissaire ! Ce sont les deux hommes que vous recherchiez ?
- Oui.
Maigret bourra sa pipe et l'alluma. Dehors le ciel était resté du même gris plombé que depuis son arrivée aux Pays-Bas.
- Qu'est-ce que je fais pour les Van Looy, commissaire ? Leur version tient la route. Ils n'ont fait que dissimuler les corps.
- Tu me les embarques pour trafic d'EPO. C'est chez eux que le gars Bruno venait se fournir. Quand Maigret est venu l'alpaguer en flagrant délit, il lui a tiré dessus et ils ont été aussi rapides et adroits l'un que l'autre.
Le commissaire se leva et s'étira. Il était grand, trapu, le visage presque toujours immobile, la pipe plus souvent à la main qu'à la bouche.
***
- Avant que vous ne partiez, commissaire, j'aimerais comprendre comment vous pouvez être encore vivant après avoir été tué par Bruno ?
- Mais c'est parce que je suis immortel, mon petit Janssens ! On me remplace, mon vieux ! C'est du cinéma, tout ça ! Un même rôle peut être tenu par plusieurs acteurs différents.
- Mais au départ pourtant, c'est de la littérature ?
- Bien sûr, Janssens. Mais là aussi, il y a un Maigret par livre. Avec tout ce que je bois au long d'un roman, avec tous les mélanges que je fais au cours d'une enquête, j'ai eu de quoi crever d'une cirrhose je ne sais combien de fois dans ma vie !
***
- Ricky ?
- Oui Maria ?
- La prochaine fois que tu fais de la figuration dans Télérama...
- Eh bien, Maria ?
- Juste un conseil : choisis donc une B.D. de Margerin plutôt qu'une nouvelle de Simenon !
P.S. Mes premiers écrits "internautiques" dont ce texte fait partie datent de 1998. J'ai participé alors aux forums-ateliers d'écriture de Télérama. Le premier de ceux-ci était consacré à Henri Cartier-Bresson. Il fallait écrire un texte de moins de 4000 caractères à partir d'un cliché du célèbre photographe. Il y a eu huit photos publiées au fil des semaines. Celle-ci était la cinquième et représentait "Les rives du Rhin dans la province de Gueldre (Pays-Bas) en 1956. Certains de ces textes ont vieilli mais certains me font bien rire. J'entreprends de les republier ici, les forums anciens de Télérama ayant disparu du web.