MOI AUSSI J’AI CONNU DES PÉPINS AMOUREUX ET CARDIAQUES
Le fait que je sois noir de peau n’a jamais été gênant, en quoi que ce soit, dans ma vie affective. Au contraire. J’étais grand, baraqué, jovial et surtout protecteur. Je plaisais énormément aux filles… et aux gars !
Il fallait juste, pour mes partenaires, accepter que je sorte beaucoup, que je passe ma vie au-dehors par tous les temps et y compris la nuit. Par manque d’exubérance, par trop de repli sur soi, l’amour né au printemps périt.
Au début, j’ai été gâté. Denise avait un travail de nuit dans une boîte du boulevard Saint-Marcel. Un hôtel. En fait elle travaillait devant l’hôtel. Le Stendhal était un de ces établissements dans lequel on commet un impair quand on est en manque. Un hôtel de passe. Elle était fille de joie pour hommes de peine ou hommes en peine.
Mais un jour elle est partie avec un de ses clients. Et elle m’a oublié là.
J’ai pu alors assumer pleinement ma bisexualité. J’ai d’abord vécu à la colle avec un avaleur de sabre. Cette période-là, quel cirque ça a été ! D’ailleurs, c’était dans un cirque. La preuve : je me suis acoquiné ensuite avec l’acrobate.
Et puis les affaires du chapiteau ambulant sont allées à vau l’eau. J’ai préféré jouer la sécurité en m’associant avec un vendeur de cravates qui m’a mis la tête à l’envers.
Ensuite il y a eu Barbara et Nantes ! Ah ! Nantes ! Rappelle-toi, Barbara ! Une ville faite pour moi vraiment ! On allait beaucoup place Graslin, place Royale, quai de la Fosse. J’aimais moins la Cigale et le passage Pommeraye où je m’étiolais à Demy, en fin, à demie. Nantes ! C’est incroyable comme il y a de Lola, enfin, de l’eau-là : la Loire, l’Erdre, l’île de Versailles.
Puis quand Barbara est morte je me suis replié sur Paris pour vivre avec Mary. « Paris est une fête » a dit Hemingway. Même en habitant près du cimetière le plus célèbre de la capitale, celui où sont enterrés Pierre Desproges, Frédéric Chopin et Jim Morrison, j’y ai vécu une vie de bâton de chaise. On allait même danser sur les toits avec Mary.
Seulement Mary est partie travailler à Londres et c’est à ce moment-là que tout a lâché, le cœur, la carcasse et le reste. Ce soir d’orage où je suis sorti noyer mon chagrin dans l’alcool, j’ai fini comme la lune de Goodis et Beineix, dans le caniveau. Con, cassé, concassé, désossé, tordu, déchiré grave.
Heureusement Marguerite m’a récupéré. C’était une vieille amie dont la silhouette se découpait dans la nuit depuis très longtemps sans que je la voie ou puisse la voir. Marguerite est une cantatrice roumaine. Elle ne chante pas très bien l’air de la reine de la nuit parce qu’il y a des jours où elle marche au radar. Mais Marguerite m’aime depuis toujours, secrètement, fidèlement, généreusement. Comment ai-je fait mon compte pour ne pas m’en apercevoir ? Comment n’ai-je pas deviné que cette souris était pour moi ? J’ai dû m’y prendre comme un manche ! Dieu merci, grâce à elle, j’ai le cœur rafistolé.
Et comble de chance, elle aussi est du genre qui sort la nuit, mène sa vie sens dessus-dessous et se marre comme une baleine.
Si vous voulez nous rencontrer, venez donc un de ces soirs dans cette boîte sélect où nous avons nos habitudes, « Le Grenier de la Mairie ». Demandez-nous au patron, Monsieur Fersen, mais de fait vous nous reconnaîtrez aisément : Marguerite est la chauve-souris et moi le grand parapluie noir.
Ecrit pour le Défi du samedi n° 404 à partir de cette consigne