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Mots et images de Joe Krapov
19 août 2024

LA VIEILLE DAME QUI MARCHAIT DANS LA MER

 

Les trois crânes chauves ou dégarnis qui dépassent des transats et s’inscrivent dans son champ de vision rappellent un bien mauvais souvenir à Marie-Jeanne Gabriel. Celui de son directeur de thèse de littérature comparée à l’Université de Rennes 2, Frédéric Lebanc d’Arfou, un petit monsieur ventru, adipeux, chauve, trop parfumé, aux doigts boudinés, qui venait se planter sous votre nez pour vous parler, installait une proximité quasi centimétrique avec chacune de ses interlocutrices.

 

Qu’est-il devenu, cet allumé de Frédo ? Sans doute est-il mort maintenant. Parce que depuis sa thèse, soutenue en 1988, il s’en est fracassé des vagues à Saint-Malo où, maintenant qu’elle est une vieille enseignante retraitée, Marie-Jeanne se rend tous les mercredi après-midi pour faire du longe-côte avec ses copines. Comme beaucoup de Bretonnes elle a toujours aimé la mer, la natation, le grand air. En témoigne cette photo d’elle posée sur un des rayonnages de sa bibliothèque très fournie. Elle a été prise en 1989 sur la plage du Sillon. C’était juste après le carnaval où David, son petit ami de l’époque, photographe amateur, avait été pris à partie par un groupe de « Vénitiens » parce qu’il portait lui-même une cape arc-en-ciel, un tricorne et une bauta et s’était mêlé à eux par jeu. Les autres n’avaient pas trouvé ça très malouin et l’avaient pressé de s’écarter. Saint-Malo-Rennes, c’était déjà un derby à l’époque, même si aujourd’hui les deux villes ne jouent plus dans la même division.

 

 

.N’en déplaise à Judith Godrèche, il n’y avait pas eu d’affaire Lebanc d’Arfou. Ce monsieur avait dû mener sa carrière de prof de fac jusqu’au bout sans jamais passer à l’acte. Un obsédé sexuel, certes, à tous les coups, mais comment le prouver et que dénoncer s’il n’y a ni attouchements, ni propos déplacés, ni rien sauf un goût soupçonné pour tout ce qui concerne les échanges de liquides au niveau du bas-ventre lors de cérémonies visant – ou pas – au réarmement démographique du pays ? Encore cela revêtait-il uniquement, chez lui, la forme de sujets de thèses bien choisis confiés à ses étudiant·e·s :

 

- Le Langage de l'obscénité : étude stylistique des romans de DAF De Sade ;

- L’Univers langagier de San Antonio ;

- Les Deux volets du « Sodome et Gomorrhe » de Marcel Proust ;

- La Femme, la Cour et les arts chez Brantôme ;

- Éléments d’érotique du texte. Trois auteurs contemporains : Alain Robbe-Grillet, Kateb Yacine et Sony Labou Tansi.

 

Et aussi bien sûr celle qu’elle-même avait brillamment soutenue malgré son sujet éminemment casse-gueule :

 

- Représentations comparées de la femme chez Marcel Proust, Frédéric Dard, Pierre Perret et Georges Wolinski.

 

Elle se souviendrait toujours de l’altercation survenue lors de la soutenance entre le président du jury et son directeur de thèse.

 

- Mademoiselle Gabriel a effectué un excellent travail de recensement statistique du vocabulaire utilisé par ces auteurs, notamment en soulignant l’omniprésence de la syllabe « cul » dans tout le corpus étudié et l’absence du vocable « cattleya » chez Pierre Perret. Mais je trouve curieux d’insister ainsi sur l’appartenance « zodigliacale », comme dirait Francis Blanche, de ces quatre auteurs à un même signe astrologique, celui du cancer. Allons nous voir bientôt débouler des thèses sur Madame Soleil, Elisabeth Tessier, Paco Rabanne ? Pour quand une biographie comparée d’Arthur Rimbaud, Christophe Colomb et Roger Hanin, nés tous trois un 20 octobre ?

 

- Tu dis ça parce que toi aussi t’es du Cancer, Maurice ! avait ricané Frédo.

 

- Peut-être, mais tu n’as pas du tout creusé la question de la modulation par l’ascendant. Sans oublier que la position de la Lune est prépondérante pour ce qui concerne le psychisme. Surtout chez les cancers ! D’ailleurs...

 

Ce charabia de spécialistes avait bien duré dix minutes, les plus longues de sa vie, car le ton avait monté et les deux professeurs en étaient presque venus aux mains avant que tout ne retombe comme un soufflé et qu’elle ne reçoive les félicitations du jury et la mention très bien.

 

Qu’y avait-il eu entre ces deux-là ? Une histoire de femme piquée par l’un à l’autre comme pour George Harrison et Eric Clapton ? Une cohabitation trop intime dans un appartement en colocation rue Legraverend ou ailleurs au temps où ils avaient été eux-mêmes étudiants ?

 

***

 

Marie-Jeanne Gabriel chassa ces pensées et ces interrogations et se remit à écouter la musique « folk-soul » des deux soeurs venues de Roanne qui jouaient devant un public inattendu et surprenant : des dames à cheveux blancs de retour du longe-côte, des messieurs à crâne chauve, tout un monde de boomers affalé dans des transats sur la place de la Mairie de Rennes alors que leur public potentiel à elles buvait force bières aux terrasses des « Grands gamins » et du « Sketch » sur le mail François Mitterrand.

 

Elles jouaient bien de la guitare, les deux sœurs, mais pratiquement jamais ensemble. Elles chantaient bien aussi avec deux voix très différentes mais, très souvent, l’une après l’autre, avec un début de chanson en français et la suite en anglais. De toute façon le batteur tapait tellement fort qu’on ne comprenait rien à leur discours. Il fiche quoi, le mec à la table de mixage ?

 

Et puis à un moment elle n’a plus rien entendu du concert. Les trois crânes chauves se sont mis à dialoguer très crûment entre eux.

 

- A ton avis, Didier, laquelle couche avec le batteur ?

 

- Peut-être qu’il s’envoie les deux ?

 

- Tour à tour ou ensemble ?

 

- Laquelle crie le plus fort quand elle jouit ?

 

- Il ne sait pas, il garde ses airpods en baisant !

 

C’est insupportable pour Marie-Jeanne. Elle se lève, ramasse son pliant à trois pieds et quitte le concert. Ça lui rappelle la blague racontée par sa copine Maryvonne.

 

- C’est deux sœurs jumelles qui s’entendent très bien et il y en a une qui se marie avec un nommé Gérard Lambert. Mais l’autre trouve le copain de sa frangine à son goût et demande l’autorisation à sa sœur de la remplacer au cours de la nuit de noces pour profiter elle aussi de ce joli garçon. Les choses se passent ainsi et Gérard Lambert est tout heureux de remettre le couvert sans que ça ne provoque de la gîte. Simplement, le lendemain, il se sent obligé de confier à son beau-père son étonnement : son épouse avait deux pucelages !

 

Cet envahissement de fantasmes et d’anecdotes d’un goût douteux lui rappelle également un roman de Donald Westlake, « Un jumeau singulier », l’histoire d’un type qui se fait passer pour deux frères jumeaux afin de séduire deux sœurs jumelles.

 

Mais bon, Westake a une bonne excuse pour cette grivoiserie : lui aussi est du signe du cancer !

 

 

Écrit pour le jeu n° 97 de Filigrane (La Licorne)

à partir de cette consigne

 

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Commentaires
W
Tes histoires de jumeaux me chatouillent agréablement les nerfs trijumeaux qui, comme chacun sait, sont ... deux, les traîtres !
Répondre
J
Je dormirai moins bête ce soir : je ne savais même pas que j'en avais un de nerf trijumeau compte double au scrabble ! ;-)
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